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VI Voix Françaises

Alphonse Allais1

Rimes riches à l'œil

L'homme insulté‚ qui se retient
Est, à coup sûr, doux et patient.
Par contre, l'homme à l'humeur aigre
Gifle celui qui le dénigre.
Moi, je n'agis qu'à bon escient :
Mais, gare aux fâcheux qui me scient !
Qu'ils soient de Château-l'Abbaye
Ou nés à Saint-Germain-en-Laye,
Je les rejoins d'où qu'ils émanent,
Car mon courroux est permanent.
Ces gens qui se croient des Shakespeares
Ou rois des îles Baléares !
Qui, tels des condors, se soulèvent !
Mieux vaut le moindre engoulevent.
Par le diable, sans être un aigle,
Je vois clair et ne suis pas bigle.
Fi des idiots qui balbutient !
Gloire au savant qui m'entretient !

Complainte amoureuse

Oui, dès l'instant que je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes ;
De l'amour qu'en vos yeux je pris,
Sur-le-champ vous vous aperçûtes ;
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Combien de soupirs je rendis !
De quelle cruauté vous fûtes !
Et quel profond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain je priai, je gémis :
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis.
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes,
Et je ne sais comment vous pûtes
De sang-froid voir ce que j'y mis.
Ah ! fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu'ingénument je vous le disse,
Qu'avec orgueil vous vous tussiez !
Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et qu'en vain je m'opiniâtrasse,
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m'assassinassiez !

Guillaume Apollinaire2

La chanson du mal-aimé

(...)

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal-aimé
Et des chansons pour les sirènes

L'amour est mort j'en suis tremblant
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent

Je suis fidèle comme un dogue
Au maître le lierre au tronc
Et les Cosaques Zaporogues
Ivrognes pieux et larrons
Aux steppes et au décalogue

Portez comme un joug le Croissant
Qu'interrogent les astrologues
Je suis le Sultan tout-Puissant
Ô mes Cosaques Zaporogues
Votre Seigneur éblouissant

Devenez mes sujets fidèles
Leur avait écrit le Sultan
Ils rirent à cette nouvelle
Et répondirent à l'instant
À la lueur d'une chandelle

Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople

Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges
Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d'immondice et de fange
Nous n'irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D'yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

(...)

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal-aimé
Et des chansons pour les sirènes

À la Santé

Avant d'entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu'es-tu devenu

Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d'en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
O mes années ô jeunes filles (...)

Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement

Tu pleureras l'heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures (...)

J'écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu'un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison

Le jour s'en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté chère raison

Hôtel

Ma chambre a la forme d'une cage,
Le soleil passe son bras par la fenêtre.
Mais moi qui veux fumer pour faire des mirages,
J'allume au feu du jour ma cigarette,
Je ne veux pas travailler --- je veux fumer.

Le bestiaire ou cortège d'Orphée

Le Dromadaire
Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d'Alfaroubeira
Courut le monde et l'admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j'avais quatre dromadaires.

La Chèvre du Thibet
Les poils de cette chèvre et même
Ceux d'or pour qui prit tant de peine
Jason, ne valent rien au prix
Des cheveux dont je suis épris.

La Sauterelle
Voici la fine sauterelle,
La nourriture de saint Jean.
Puissent mes vers être comme elle,
Le régal des meilleures gens.

Le Dauphin
Dauphins, vous jouez dans la mer,
Mais le flot est toujours amer.
Parfois, ma joie éclate-t-elle ?
La vie est encore cruelle.

L'Écrevisse
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s'en vont les écrevisses,
À reculons, à reculons.

La Carpe
Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.

Orphée
Que ton cœur soit l'appât et le ciel, la piscine !
Car, pécheur, quel poisson d'eau douce ou bien marine
Égale-t-il, et par la forme et la saveur,
Ce beau poisson divin qu'est JÉSUS, Mon Sauveur ?

Louis Aragon3

Il n'y a pas d'amour heureux

Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n'y a pas d'amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
À quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux.

L'affiche rouge

Vous n'avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE

Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Nous dormirons ensemble

Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l'enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C'était hier que je t'ai dit
Nous dormirons ensemble

C'était hier et c'est demain
Je n'ai plus que toi de chemin
J'ai mis mon cœur entre tes mains
Avec le tien comme il va l'amble
Tout ce qu'il a de temps humain
Nous dormirons ensemble

Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t'aime que j'en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble.

Barbara4

Dis ! Quand reviendras-tu ?

Voilà combien de jours, voilà combien de nuits...
Voilà combien de temps que tu es reparti !
Tu m'as dit ;
Cette fois, c'est le dernier voyage,
Pour nos coeurs déchirés, c'est le dernier naufrage.
Au printemps, tu verras, je serai de retour.
Le printemps, c'est joli, pour se parler d'amour :
(Version Femme : Je ne suis pas de cell's qui meurent de chagrin,)
Nous irons voir ensemble les jardins refleuris,
(Je n'ai pas la vertu des femmes de marins.)
Et déambulerons dans les rues de Paris !

Dis !
Quand reviendras-tu ?
Dis ! au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère...
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus !

Le printemps s'est enfui depuis longtemps déjà,
Craquent les feuilles mortes, brûl'nt les feux de bois...
A voir Paris si beau en cette fin d'automne,
Soudain je m'alanguis, je rêve, je frissonne...
Je tangue, je chavire, et comme la rengaine ;
Je vais, je viens, je vire, je tourne, je me traîne...
(V.F. Je ne suis pas de cell's qui meurent de chagrin,)

Ton image me hante, je te parle tout bas...
(Je n'ai pas la vertu des femmes de marins.)
Et j'ai le mal d'amour et j'ai le mal de Toi !

Dis !
Quand reviendras-tu ?
Dis ! au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère...
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus !

J'ai beau t'aimer encor, j'ai beau t'aimer toujours.
J'ai beau n'aimer que toi, j'ai beau t'aimer d'amour...
Si tu ne comprends pas qu'il te faut revenir,
Je ferai de nous deux, mes plus beaux souvenirs...

Je reprendrai la rout', le Monde m'émerveill'.
J'irai me réchauffer à un autre Soleil...
(V.F. Je ne suis pas de cell's qui meurent de chagrin,)
Je ne suis pas de ceux qui meurent de chagrin...
(Je n'ai pas la ver-tu des femmes de marins.)
Je n'ai pas la vertu des Chevaliers anciens.

Dis !
Quand reviendras-tu ?
Dis ! au moins le sais-tu ?
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère...
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus !

Charles Baudelaire5

L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

L'invitation au voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre !

Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

Harmonie du soir (faux pantoun)

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige,
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Joachim du Bellay6

Heureux qui comme Ulysse

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.

Sonnet

Vu le soin ménager dont travaillé je suis,
Vu l'importun souci qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
Tu t'ébahis souvent comment chanter je puis.

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante ;
Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.

Ainsi chante l'ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,

Ainsi l'aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.

Yves Bonneffoy7

La Lampe, le Dormeur

I

Je ne savais dormir sans toi, je n'osais pas
Risquer sans toi les marches descendantes.
Plus tard, j'ai découvert que c'est un autre songe.
Cette terre aux chemins qui tombent dans la mort

Alors je t'ai voulue au chevet de ma fièvre
D'inexister, d'être plus noir que tant de nuit.
Et quand je parlais haut dans le monde inutile,
Je t'avais sur les voies du trop vaste sommeil.

Le dieu pressant en moi. c'étaient ces rives
Que j'éclairais de l'huile errante, et tu sauvais
Nuit après nuit mes pas du gouffre qui m'obsède.
Nuit après nuit mon aube, inachevable amour.

II

Je me penchais sur toi, vallée de tant de pierres.
J'écoutais les rumeurs de ton grave repos.
J'apercevais très bas dans l'ombre qui te couvre
Le lieu triste où blanchit l'écume du sommeil.

Je t'écoutais rêver.
O monotone et sourde.
Et parlais par un roc invisible brisée.
Comme ta voix s'en va, ouvrant parmi ses ombres
Le gave d'une étroite attente murmurée !

Là-haut, dans les jardins de l'émail, il est vrai
Qu'un paon impie s'accroît des lumières mortelles.
Mais loi il te suffit de ma flamme qui bouge.
Tu habites la nuit d'une phrase courbée.

Qui es-tu ?Je ne sais de loi que les alarmes.
Les haies dans la voix d'un rite inachevé.
Tu partages l'obscur au sommet de la table,
Et que les mains sont nues, o seules éclairées !

III

Bouche, tu auras bu
A la saveur obscure,
A une eau ensablée,
A l'Être sans retour.

Où vont se réunir
L'eau amére, l'eau douce,
Tu auras bu où brille
L'impartageable amour.

Mais ne t'angoisse pas,
O bouche qui demandes
Plus qu'un reflet troublé,
Plus qu'une ombre de jour :

L'âme se fait d'aimer
L'écume sans réponse.
La joie sauve la joie.
L'amour le non-amour.

Et le rossignol chante...

Et le rossignol chante une fois encore
Avant que notre rêve ne nous prenne,
Il a chanté quand s'endormait Ulysse
Dans l'île où faisait halte son errance,
Et l'arrivant aussi consentit au rêve,
Ce fut comme un frisson de sa mémoire
Par tout son bras d'existence sur terre
Qu'il avait replié sous sa tête lasse.
Je pense qu'il respira d'un souffle égal
Sur la couche de son plaisir puis du repos,
Mais Vénus dans le ciel, la première étoile,
Tournait déjà sa proue, bien qu'hésitante,
Vers le haut de la mer, sous des nuées,
Puis dérivait, barque dont le rameur
Eût oublié, les yeux à d'autres lumières,
De replonger sa rame dans la nuit.

Daniel Boulanger8

Retouche à l'humeur

Pourquoi ce malaise
devant la nappe sans tache
où le pot de cuivre et l'œuf
équilibrent leurs deux crépuscules ?
Aucune histoire ne nous est contée
et nous voulions ces nourritures.
Mais l'œuf et le pot sont dans un cadre
le cadre au Musée
et le Musée ferme le soir
en souvenir des peines du peintre.

Georges Brassens9

La cane de Jeanne

La cane de Jeanne
Est morte au gui
L'an neuf,

Elle avait fait la veille,
Merveille,
Un œuf !
La cane de Jeanne
Est morte d'avoir fait,
Du moins on le présume,
Un rhume
Mauvais.
La cane de Jeanne
Est morte sur son œuf
Et dans son beau costume
De plumes
Tout neuf !
La cane de Jeanne
Ne laissant pas de veuf,
C'est nous autres qui eûmes
Les plumes
Et l'œuf.

Tous, toutes,
Sans doute,

Garderont longtemps le
Souvenir de la cane de Jeanne,
Morbleu !

La mauvaise réputation

Au village, sans prétention
J'ai mauvaise réputation.
Qu'je m'démène, ou qu'je reste coi
Je pass'pour un je ne sais quoi,
Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant mon ch'min de petit bonhomme,
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le monde médit de moi.
Sauf les muets, ça va de soi.

Le jour du Quatorze Juillet,
Je reste dans mon lit douillet.
La musique qui marche au pas,
Cela ne me regarde pas.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En n'écoutant pas le clairon qui sonne.
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que

L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le monde me montre du doigt.
Sauf les manchots, ça va de soi.

Quand j'croise un voleur malchanceux
Poursuivi par un cul-terreux,
J'lanc'la patt'et pourquoi le taire,
Le cul-terreux s'retrouv'par terre.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En laissant courir les voleurs de pommes.
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le monde se rue sur moi,
Sauf les culs-d'-jatte, ça va de soi.

Pas besoin d'être Jérémie
Pour d'viner l'sort qui m'est promis,
S'ils trouv'nt une corde à leur goût,
Ils me la passeront au cou.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En suivant les ch'mins qui n'mèn'nt pas à Rome.
Mais les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Non les brav's gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux.
Tout le mond'viendra me voir pendu,
Sauf les aveugl's, bien entendu.

Les funérailles d'antan

Jadis, les parents des morts vous mettaient dans le bain
De bonne grâce ils en f'saient profiter les copains
" Y a un mort à la maison, si le coeur vous en dit

Venez l'pleurer avec nous sur le coup de midi... "
Mais les vivants aujourd'hui n'sont plus si généreux
Quand ils possèdent un mort ils le gardent pour eux
C'est la raison pour laquell', depuis quelques années
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez

Mais où sont les funéraill's d'antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées
Ronds et prospères

Quand les héritiers étaient contents
Au fossoyeur, au croqu'-mort, au curé, aux chevaux même
Ils payaient un verre
Elles sont révolues
Elles ont fait leur temps
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres
On ne les r'verra plus
Et c'est bien attristant
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Maintenant, les corbillards à tombeau grand ouvert
Emportent les trépassés jusqu'au diable vauvert
Les malheureux n'ont mêm'plus le plaisir enfantin
D'voir leurs héritiers marron marcher dans le crottin

L'autre semain'des salauds, à cent quarante à l'heur' Vers un cimetièr'minable emportaient un des leurs
Quand, sur un arbre en bois dur, ils se sont aplatis
On s'aperçut qu'le mort avait fait des petits

Mais où sont les funéraill's d'antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées
Ronds et prospères
Quand les héritiers étaient contents
Au fossoyeur, au croqu'-mort, au curé, aux chevaux même

Ils payaient un verre
Elles sont révolues
Elles ont fait leur temps
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres
On ne les r'verra plus
Et c'est bien attristant
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Plutôt qu'd'avoir des obsèqu's manquant de fioritur's
J'aim'rais mieux, tout compte fait, m'passer de sépultur' J'aim'rais mieux mourir dans l'eau, dans le feu, n'importe où
Et même, à la grand'rigueur, ne pas mourir du tout
O, que renaisse le temps des morts bouffis d'orgueil

L'époque des m'as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil
Où, quitte à tout dépenser jusqu'au dernier écu
Les gens avaient à coeur d'mourir plus haut qu'leur cul
Les gens avaient à coeur de mourir plus haut que leur cul

André Breton10

L'union libre

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de
dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de
Champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clefs aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit

Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière

A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre

Berthe Burko-Falcman11

Confrérie

Ne suis née ni de la rose
Et ni du lilas
Et la cigogne n'y est pour rien.

Moi je suis née dans un livre.
Mais un jour il faudra bien finir
Et finir le livre.
Alors s'effondreront sur ma tête
Et les briques et les planches
Des bibliothèques.
Un linceul de pages
Un cercueil de mots.

Dans le pays de mon père
Pour désigner les gens de ma sorte
Par mépris on dit
Ce sont gens du Livre.
Dans le pays où je vis
-- choisi par mon père --
On parle plutôt
Des gens du voyage.
D'autres gens.
Le même mépris.

Il y eut un temps
Où gens du Voyage
Comme gens du Livre
Dépouillés de leur vie se muèrent
Tous en un même nuage.
Vint un autre temps.
Et chacun est retourné
À son Livre
À son long Voyage.

Maurice Carême12

Le jeu de cartes

Quel étrange jeu de cartes !
Les rois n'aiment pas les reines,
Les valets veulent combattre,
Et les dix n'ont pas de veine.
Les piques, plus pacifiques,
Se comprennent assez bien ;
Ils adorent la musique
Et vivent en bohémiens.
Les trèfles sont si distraits
Qu'ils tombent sur les carreaux.
Quand un cinq rencontre un sept, Ils se traitent de nigauds.
Quel étrange jeu de cartes !
Le diable même en a peur
Car il s'est brûlé la patte
En retournant l'as de cœur.

L'Homme

L'homme et l'oiseau se regardèrent.
-- Pourquoi chantes-tu ? lui dit l'homme.
-- Si, je le savais, dit l'oiseau,
Je ne chanterais plus peut-être.
L'homme et le chevreuil se croisèrent.
-- Pourquoi joue-tu ? demanda l'homme
-- Si je le savais, dit la bête,
Est-ce que je jouerais encore ?
L'homme et l'enfant se rencontrèrent.
-- Pourquoi ries-tu ainsi ? dit l'homme
-- Si je le savais, dit l'enfant,
Est-ce que je rirais encore ?
Et l'homme s'en alla, pensif.
Il passa près du cimetière.
-- Pourquoi penses-tu ? dit un if qui poussait dru dans la lumière.

Et, pas plus que l'oiseau dans l'ombre,
Que le chevreuil de la clairière
Ou que l'enfant riant dans l'air,
L'homme ne put rien lui répondre.

On dansa la ronde

On dansa la ronde.
Jean se mit à rire
En voyant son ombre
Aller et venir.

On chanta Ma blonde,
Luc se mit à rire.
Aucune en la ronde
N'était vraiment blonde.

La ronde cessa.
Et fini de rire.
On se dispersa
En attendant pire.

On allait grandir.
Et adieu les rondes !
On allait souffrir
Comme tous au monde.

René Char13

La vérité vous rendra libres

Tu es lampe, tu es nuit :
Cette lucarne est pour ton regard,
Cette planche pour ta fatigue,
Ce peu d'eau pour ta soif.
Les murs entiers sont à celui que ta clarté met au monde,
Ô détenue, ô
Mariée !

Feuillet d'hypnos

Dans nos ténèbres il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

Pourquoi se rendre ?

Oh !
Rencontrée, nos ailes vont côte à côte

Et l'azur leur est fidèle.
Mais qu'est-ce qui brille encore au-dessus de nous ?
Le reflet mourant de notre audace.
Lorsque nous l'aurons parcouru,
Nous n'affligerons plus la terre :
Nous nous regarderons.

Charles d'Orléans14

En la forêt d'ennuyeuse tristesse

En la forest d'Ennuyeuse Tristesse,
Un jour m'avint qu'a par moy cheminoye,
Si rencontray l'Amoureuse Deesse
Qui m'appella, demandant ou j'aloye.
Je respondy que, par Fortune, estoye
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu'a bon droit appeller me povoye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.

En sousriant, par sa tresgrant humblesse,
Me respondy : " Amy, se je savoye
Pourquoy tu es mis en ceste destresse,
A mon povair voulentiers t'ayderoye ;
Car, ja pieça, je mis ton cueur en voye
De tout plaisir, ne sçay qui l'en osta ;
Or me desplaist qu'a present je te voye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.

Helas ! dis je, souverainne Princesse,
Mon fait savés, pourquoy le vous diroye ?
Cest par la Mort qui fait a tous rudesse,
Qui m'a tollu celle que tant amoye,
En qui estoit tout l'espoir que j'avoye,
Qui me guidoit, si bien m'acompaigna
En son vivant, que point ne me trouvoye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va. "

ENVOI
Aveugle suy, ne sçay ou aler doye ;
De mon baston, affin que ne fervoye,
Je vois tastant mon chemin ça et la ;
C'est grant pitié qu'il couvient que je soye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.

Paul Claudel15

Vers d'exil

Il faut fuir ! Voici l'astre au ciel couleur de buis.
Voici l'heure brûlante et la nuit ennuyeuse !
Voici le Pas, voici l'arrêt et le suspens.
Saisi d'horreur, voici que de nouveau j'entends
L'inexorable appel de la voix merveilleuse.

L'espace qui reste à franchir n'est point la mer.
Nulle route n'est le chemin qu'il me faut suivre ;
Rien, retour, ne m'accueille, ou, départ, me délivre.
Ce lendemain n'est pas du jour qui fut hier.

Jean Cocteau16

Mon amour et mes songes

Un voile clair, un voile épais
Recouvre notre destinée
Mais l'étoile qui nous est née
Demeure une étoile de paix.

Peuvent-ils nous mentir, les astres
Ou se trompent-ils de cent ans ?
Et confondent-ils les désastres
Dans la perspective du temps ?

Étoiles, faites des mensonges !
Je crois mon amour et mes songes.

Tristan Corbière17

À la mémoire de Zulma

Elle était riche de vingt ans,
Moi j'étais jeune de vingt francs,
Et nous fîmes bourse commune,
Placée, à fonds perdu, dans une
Infidèle nuit de printemps...

La lune a fait [un ] trou dedans,
Rond comme un écu de cinq francs,
Par où passa notre fortune :
Vingt ans ! vingt francs !... et puis la lune !

-- En monnaie -- hélas -- les vingt francs !
En monnaie aussi les vingt ans !
Toujours de trous en trous de lune,
Et de bourse en bourse commune...
-- C'est à peu près même fortune !

-- Je la trouvai -- bien des printemps,
Bien des vingt ans, bien des vingt francs,
Bien des trous et bien de la lune
Après -- Toujours vierge et vingt ans,
Et... colonelle à la Commune !

-- Puis après : la chasse aux passants,
Aux vingt sols, et plus aux vingt francs...

Puis après : la fosse commune,
Nuit gratuite sans trou de lune.

Pierre Corneille18

Auguste

En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
Je le suis, je veux l'être. O siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t'avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu'un père.
(...)
Qu'on redouble demain les heureux sacrifices
Que nous leur offrirons sous de meilleurs auspices,
Et que vos conjurés entendent publier
Qu'Auguste a tout appris, et veut tout oublier.

À la marquise

Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits
On m'a vu ce que vous êtes ;
Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle marquise.
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Charles Cros19

Le hareng saur

Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec. 

Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.

Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc - nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec. 

Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,
L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,
Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.

J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,
Et amuser les enfants - petits, petits, petits.

Lydie Dattas20

Les marches du parfum

Je ne peux m'empêcher d'aimer ce que je vois :
la beauté est partout où mon regard se pose
lorsque le ciel n'est plus que la pourpre du cœur.
Je regarde monter l'encens de ma pensée,
comme ce feu subtil qui entoure les roses.
L'ivresse la plus grande est la lucidité.
Les anges font brûler du parfum dans les fleurs,
je suis plus désarmée que si j'allais mourir.
Les roses ont transformé ma douleur en parfum,
et mon cœur consumé sur le bûcher des roses :
les roses m'ont toujours aimée comme une sœur.
Je marche sous le ciel brûlant de la pensée,
je gravis une à une les marches du parfum,
non pas proche de Dieu mais divine moi-même.

Michel Deguy21

Aide mémoire

Nous ne nous en sortirons jamais
C'est ce que je nous souhaite mais
Pratiquer une issue de secours
Pour s'en tirer sans s'en sortir
Si tout a toujours échoué

"Ne pas croire à la prison comme destin scellé
Croire à une possibilité de libération
Qui n'aurait pas de sens
Si nous n'étions pas (comme) des prisonniers"

Robert Desnos22

C'était un bon copain

Il avait le cœur sur ! a main
Et la cervelle dans la lune
C'était un bon copain
Il avait l'estomac dans les talons
Et les yeux dans nos yeux
C'était un triste copain
Il avait la tête à l'envers
Et le feu là où vous pensez
Mais non quoi il avait le feu au derrière
C'était un drôle de copain
Quand il prenait ses jambes à son cou
Il mettait son nez partout
C'était un charmant copain
Il avait une dent contre
Etienne

A la tienne
Etienne à la tienne mon vieux

C'était un amour de copain
Il n'avait pas sa langue dans la poche
Ni la main dans la poche du voisin
Il ne pleurait jamais dans mon gilet
C'était un copain
C'était un bon copain.

Couplet de la rue de Bagnolet

Le
Soleil de la rue de
Bagnolet
N'est pas un soleil comme les autres.
Il se baigne dans le ruisseau,
Il se coiffe avec un seau,
Tout comme les autres,
Mais, quand il caresse mes épaules,
C'est bien lui et pas un autre,
Le soleil de la rue de
Bagnolet
Qui conduit son cabriolet
Ailleurs qu'aux portes des palais,
Soleil, soleil ni beau ni laid,
Soleil tout drôle et tout content,
Soleil de la rue de
Bagnolet,
Soleil d'hiver et de printemps,
Soleil de la rue de
Bagnolet,
Pas comme les autres.

L'Alligator

Sur les bords du Mississipi
Un alligator se tapit.
Il vit passer un négrillon
Et lui dit : « Bonjour, mon garçon. »
Mais le nègre lui dit : « Bonsoir,
La nuit tombe, il va faire noir,
Je suis petit et j'aurais tort
De parler à l'alligator. »
Sur les bords du Mississipi
L'alligator a du dépit,
Car il voulait au réveillon
Manger le tendre négrillon.

La Baleine

Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine
Et qui nourrit ses petits
De lait froid sans garantie.
Oui mais, petit appétit,
La baleine fait son nid
Dans le fond des océans
Pour ses nourrissons géants.
Au milieu des coquillages,
Elle dort sous les sillages
Des bateaux, des paquebots
Qui naviguent sur les flots.

Les hiboux

Ce sont les mères des hiboux
Qui désiraient chercher les poux
De leurs enfants, leurs petits choux,
En les tenant sur les genoux.

Leurs yeux d'or valent des bijoux,
Leur bec est dur comme cailloux,
Ils sont doux comme des joujoux,
Mais aux hiboux point de genoux !

Votre histoire se passait où ?
Chez les Zoulous ? les Andalous ?
Ou dans la cabane Bambou ?
À Moscou ou à Tombouctou ?
En Anjou ou dans le Poitou ?
Au Pérou ou chez les Mandchous ?

Hou ! Hou !
Pas du tout c'était chez les fous.

Complainte de Fantômas

Écoutez... faites silence...
La triste énumération
de tous les forfaits sans nom,
Des tortures, des violences
Toujours impunis, hélas !
Du criminel Fantômas. (...)

Un phare dans la tempête
Croule, et les pauvres bateaux
Font naufrage au fond de l'eau
Mais surgissent quatre têtes :
Lady Beltham aux yeux d'or,
Fantômas, Juve et Fandor.(...)

Prisonnier dans une cloche
Sonnant un enterrement
Ainsi mourut son lieutenant.
Le sang de sa pauv'caboche
Avec saphirs et diamants
pleuvait sur les assistants.(...)

Allongeant son ombre immense
Sur le monde et sur Paris
Quel est ce spectre aux yeux gris
Qui surgit dans le silence ?
Fantômas, serait-ce toi
Qui te dresses sur les toits ?

J'ai tant rêvé de toi

J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant
et de baiser sur cette bouche la naissance
de la voix qui m'est chère ?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre
à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante
et me gouverne depuis des jours et des années
je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie
et de l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi,
je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l'ombre qui se promène et se promènera allègrement
sur le cadran solaire de ta vie.

Anne Dujin23

L'ombre des heures

Dans le matin noir le réverbère
est l'étoile qui indiqua jadis
l'entrée de la crèche
Vierge sans enfant, auréolée
des vapeurs de la machine à café
elle est là pour ceux qui lavent
les rues avant le jour
Bergers sans brebis, les mains jointes
autour de la tasse, à l'abri
dans le silence de ses yeux
laissant monter peu à peu
le sourire de l'enfance

Paul Eluard24

Pour vivre

Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m'introduire dans la nuit d'hiver,
Un feu pour vivre mieux.

Je lui donnai ce que le jour m'avait donné :
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur ;
J'étais comme un bateau coulant dans l'eau fermée,
Comme un mort je n'avais qu'un unique élément.

À peine défigurée

Adieu tristesse
Bonjour tristesse
Tu es inscrite dans les lignes du plafond
Tu es inscrite dans les yeux que j'aime
Tu n'es pas tout à fait la misère
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire
Bonjour tristesse
Amour des corps aimables
Puissance de l'amour
Dont l'amabilité surgit
Comme un monstre sans corps
Tête désappointée
Tristesse beau visage.

Belle et ressemblante

Un visage à la fin du jour
Un berceau dans les feuilles mortes du jour
Un bouquet de pluie nue
Tout soleil caché
Toute source des sources au fond de l'eau
Tout miroir des miroirs brisé
Un visage dans les balances du silence
Un caillou parmi d'autres cailloux
Pour les frondes des dernières lueurs du jour
Un visage semblable à tous les visages oubliés.

Lesquels ?

Pendant qu'il est facile
Et pendant qu'il est gai
Allons nous habiller et nous déshabiller.

Et un sourire

La nuit n'est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l'affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie la vie à se partager.

Léon-Paul Fargue25

Spleen

Dans un vieux square où l'océan
Du mauvais temps met son néant
Sur un banc triste aux yeux de pluie
C'est d'une blonde
Rosse et gironde
Que je m'ennuie
Dans ce cabaret du Néant
Qu'est notre vie.

Air du poète

Au pays de Papouasie
j'ai caressé la Pouasie...
La grâce que je vous souhaite
C'est de n'être pas Papouète.

Merdrigal

En dédicrasse Dans mon coeur en ta présence
Fleurissent des harengs saurs.
Ma santé, c'est ton absence,
et quand tu parais, je sors.

Léo Ferré26

La mémoire et la mer

La marée, je l'ai dans le cœur qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur, de mon enfant et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment on l'arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament des années lumières et j'en laisse
Je suis le fantôme jersey, celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts de sable de la terre

Rappelle-toi ce chien de mer que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là, avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps-là, le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas et des sprints gagnés sur l'écume
Cette bave des chevaux ras, au raz des rocs qui se consument
Ô l'ange des plaisirs perdus, ô rumeurs d'une autre habitude
Mes désirs, dès lors, ne sont plus
Qu'un chagrin de ma solitude

Et le diable des soirs conquis avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords, reviens violon des violonades
Dans le port fanfarent les cors, pour le retour des camarades
Ô parfum rare des salants, dans le poivre feu des gerçures
Quand j'allais, géométrisant, mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul, poissé dans des draps d'aube fine
Je voyais un vitrail de plus
Et toi fille verte, mon spleen

Les coquillages figurant sous les sunlights, cassés, liquides
Jouent de la castagnette tant qu'on dirait l'Espagne livide
Dieux de granit, ayez pitié de leur vocation de parure
Quand le couteau vient s'immiscer dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu'on pressent quand on pressent l'entrevoyure
Entre les persiennes du sang et que les globules figurent
Une mathématique bleue, dans cette mer jamais étale
D'où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles

Cette rumeur qui vient de là, sous l'arc copain où je m'aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla, ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps comme un mendiant sous l'anathème
Comme l'ombre qui perd son temps à dessiner mon théorème
Et sous mon maquillage roux s'en vient battre comme une porte
Cette rumeur qui va debout, dans la rue, aux musiques mortes
C'est fini, la mer, c'est fini, sur la plage, le sable bêle
Comme des moutons d'infini
Quand la mer bergère m'appelle

Brigitte Fontaine27

Comme à la radio (avec Areski Belkacem)

ce sera tout-à-fait comme à la radio
ce ne sera rien que de la musique
ce ne sera rien rien que des mots des mots des mots
comme à la radio
ça ne dérangera pas ça n'empêchera pas de jouer aux cartes
ça n'empêchera pas de dormir sur l'autoroute
ça n'empêchera pas de parler d'argent
n'ayez pas peur ce sera tout-à-fait comme à la radio

ça ne sera rien juste pour faire du bruit
le silence est atroce quelque chose est atroce aussi
entre les deux c'est la radio tout juste un peu de bruit
pour combler le silence tout juste un peu de bruit
et rien de plus tout juste un peu de bruit
n'ayez pas peur ce sera tout-à-fait comme à la radio

à cette minute, des milliers de chats se feront écraser sur les routes ; à cette minute, un médecin alcoolique jurera au dessus du corps d'une jeune fille et il dira : « elle ne va pas me claquer entre les doigts, la garce, à cette minute, cinq vieilles dans un jardin public entameront la question de savoir s'il est moins vingt ou moins cinq ; à cette minute, des milliers et des milliers de gens penseront que la vie est horrible et ils pleureront ; à cette minute, deux policiers entreront dans une ambulance et ils jetteront dans la rivière un jeune homme blessé à la tête à cette minute, un Espagnol sera bien content d'avoir trouvé du travail.

il fait froid dans le monde ça commence à se savoir
et il y a des incendies qui s'allument dans certains endroits
parce qu'il fait trop froid
traducteurs, traduisez mais n'ayez pas peur
on sait ce que c'est que la radio il ne peut rien s'y passer
rien ne peut avoir d'importance ce n'est rien ce n'était rien
juste pour faire du bruit juste de la musique
juste des mots des mots des mots des mots
tout juste un peu de bruit comme à la radio

C'est normal

La la la...
Areski ! -Qu'est-ce qu'il y a ?
T'as pas entendu un truc bizarre ? -Si. - Qu'est ce que c'est ?

C'est le gaz. C'est le gaz dans l'appartement en dessous. Des fois y'a des fuites alors ça s'accumule. Puis s'il y a une étincelle ça explose. C'est normal. -- Ah !
Et qui dit explosion dit détonation. D'où le bruit que tu as entendu tout à l'heure, voilà. -Ah la la la

Dis-donc. -- Quoi ? -- Tu sens pas le brûlé ?
Ah oui c'est normal je t'ai expliqué il y a eu une explosion. -Oui. -- Et l'agitation moléculaire due à cette explosion. -- La... quoi ? -- L'agitation moléculaire -- Ah oui -Provoque une élévation thermique suffisante pour enflammer les matières environnantes.
Oui oui -- C'est ce qu'on appelle'la combustion. C'est normal !
Tu comprends ? -- Oui oui -- La la la -- Mais alors...mais...- La la la... Qu'est ce que tu voulais ? La la la
Je voulais savoir... Tout l'immeuble il est en train de brûler, c'est bien ça ?
Mais oui, écoute. Les matières qui ont servi à la construction de cet immeuble sont très fragiles. Parce qu'il n'y a que des ouvriers, des étrangers et quelques improductifs. Tu comprends ? -- Oui
Alors le feu s'empare très facilement des matières. Ça se propage. Nous sommes donc en présence d'un incendie. -- ah un incendie ! D'accord

La la la... - Dis donc -- Qu'est ce que tu veux encore ?
Tu ne sens pas comme si on commençait à tomber, là un peu ?
Écoute je vais t'expliquer c'est très simple. Tu te souviens de la combustion ? -- Quoi ?
La destruction de l'immeuble par les flammes. Ça veut dire qu'en dessous les murs et les étages ont disparu et que nous ne sommes plus soutenus par rien. Or une chose qui n'est plus soutenue par rien tombe. C'est ce qu'on appelle la pesanteur, c'est normal.
Ah -- C'est l'attraction terrestre. -- D'accord. La la la...

Areski, excuse-moi -- Oui, quoi ?
Je pense à un truc, on ne va pas mourir dans une minute ?
Brigitte, tu es fatigante -- Pardon
Nous sommes donc en train de tomber. Or tout corps tombe à une vitesse définie et en arrivant au sol il subit une décélération violente qui amène la rupture de ses différentes composantes. Par exemple les membres se séparent du tronc.
Oui -- Le cerveau jaillit hors de la boîte crânienne, etc. dans ces conditions de déconnexion il est évident que le phénomène de la vie ne peut pas se maintenir, c'est normal tu comprends ?
Aaaah !

Paul Fort28

Comme hier

Hé ! donne moi ta bouche, hé ! ma jolie fraise !
L'aube à mis des frais's plein notr'horizon
Garde tes dindons, moi mes porc, Thérèse
Ne r'pouss'pas du pied mes petits cochons.
Va, comme hier ! comme hier ! comme hier !
Si tu n'm'aimes point, c'est moi qui t'aim'rons
L'un tient le couteau, l'autre la cuiller :
La vie c'est toujours les mêmes chansons.
Pour sauter le gros sourceau d'pierre en pierre,
Comme tous les jours mes bras t'enlèv'ront
Nos dindes, nos truies nous suivront légères
Ne r'pousse pas du pied mes petits cochons.
Va, comme hier ! comme hier ! comme hier !
Si tu n'm'aimes point, c'est moi qui t'aim'rons
La vie c'est toujours amour et misère
La vie c'est toujours les mêmes chansons.
J'ai tant de respect pour ton cœur Thérèse,
Et pour tes dindons. Quand nous nous aimons
Quand nous nous fâchons, hé ! ma jolie fraise
Ne r'pousse pas du pied mes petits cochons.
Va, comme hier ! comme hier ! comme hier !
Si tu n'm'aimes point, c'est moi qui t'aim'rons
L'un tient le couteau, l'autre la cuiller :
La vie c'est toujours les mêmes chansons.

Georges Fourest29

Le Cid

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l'hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s'accoude au mirador
Et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
Regardent, sans rien voir, mourir le soleil d'or...

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lent se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu'il est joli garçon l'assassin de Papa ! »

André Frénaud30

A valoir

C'est une bonne base.
C'est un très bon fondement.
C'est en acompte sur le bonheur.
C'est à valoir sur l'amour.

C'est à valoir, toujours à valoir.
C'est pour en avoir encore plus.
C'est pour avaler, c'est pour la dent creuse.
C'est pour avaliser notre bon vouloir
ou c'est pour l'amuser en attendant.

Parce que nous sommes pauvres,
mais parce que demain nous serons très comblés.
Je le crois bien. Cela brille presque.

C'est pour être à notre aise.
C'est pour nous dégarnir du trop peu.
C'est pour devenir à la hauteur.
Peut-être, c'est pour nous porter chance.

Parce que les corps sont froids.
Parce que les cœurs sont friands.
Parce que les rats sans façon
se glissent hors de nos bouteilles.
Parce que les ramages de la vertu
à la fin s'emberlificotent.
Parce que tout cela donne envie de plaisanter
parce que nous prenons les choses au tragique.

C'est toujours cela de pris.
Cela pourrait être pire.
C'est à défaut de mieux.
C'est extrêmement bien de la sorte.
Cela ne pourrait pas être autrement.
Cela pourrait l'être. Cela sera peut-être.

Mais qu'est-ce que l'on sait ? Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce que C'EST ?

Théophile Gautier31

Carmen

Carmen est maigre - un trait de bistre
Cerne son oeil de gitana ;
Ses cheveux sont d'un noir sinistre ;
Sa peau, le diable la tanna.

Les femmes disent qu'elle est laide,
Mais tous les hommes en sont fous ;
Et l'archevêque de Tolède
Chante la messe à ses genoux ;

Car sur sa nuque d'ambre fauve
Se tord un énorme chignon
Qui, dénoué, fait dans l'alcôve
Une mante à son corps mignon,

Et, parmi sa pâleur, éclate
Une bouche aux rires vainqueurs,
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des coeurs.

Ainsi faite, la moricaude
Bat les plus altières beautés,
Et de ses yeux la lueur chaude
Rend la flamme aux satiétés.

Elle a dans sa laideur piquante
Un grain de sel de cette mer
D'où jaillit nue et provocante,
L'âcre Vénus du gouffre amer.

Le sphinx

Dans le Jardin Royal ou l'on voit les statues,
Une Chimère antique entre toutes me plait ;
Elle pousse en avant deux mamelles pointues,
Dont le marbre veiné semble gonflé de lait ;

Son visage de femme est le plus beau du monde ;
Son col est si charnu que vous l'embrasseriez ;
Mais quand on fait le tour, on voit sa croupe ronde,
On s'aperçoit qu'elle a des griffes à ses pieds.

Les jeunes nourrissons qui passent devant elle,
Tendent leurs petits bras et veulent avec cris
Coller leur bouche ronde à sa dure mamelle ;
Mais, quand ils l'ont touchée, ils reculent surpris.

C'est ainsi qu'il en est de toutes nos chimères :
La face en est charmante et le revers bien laid.
Nous leur prenons le sein, mais ces mauvaises mères
N'ont pas pour notre lèvre une goutte de lait.

Jean Genet32

Marche funèbre

Mon chant n'est pas truqué si j'hésite souvent
C'est que je cherche loin sous mes terres profondes
Et j'amène toujours avec les mêmes sondes
Les morceaux d'un trésor enseveli vivant
Dès les débuts du monde.

Si vous pouviez me voir sur ma table penché
Le visage défait par ma littérature
Vous sauriez que m'écœure aussi cette aventure
Effrayante d'oser découvrir l'or caché
Sous tant de pourriture.

Guillaume IX duc d'Aquitaine33

Ferai un vers de pur néant...

Ferai un vers de pur néant
Non point sur moi ni d'autres gens
Non plus d'amour ni de serment
Ni dits féaux
Je l'ai composé en dormant
Sur un chevau.

Sous quelle étoile suis-je né :
Je ne suis gai ni attristé
Ni revêche ni familier
Je n'en puis au
Une fée de nuit m'a doué
Sur un puy haut.

Ne sais si je suis endormi
Ou si je veille et où je suis
Peu s'en faut mon coeur soit parti :
Dolent étau
Ne le prise plus que souris
Par Saint-Marceau

Malade suis et crois mourir
Mais ne puis que le pressentir
Un médecin j'irai quérir
Par monts et vaux
Bon certes s'il me peut guérir
Mauvais s'il fault

J'ai une amie qui je ne sais
Car ne la vis ma foi jamais
D'elle je n'eus bien ni méfait
Il ne m'en chaut
Oncques n'eus normand ou français
Dans mon ostau34.

Jamais je ne la vis, l'aime fort,
Jamais ne m'a fait ni droit ni tort,
Quand ne la vois, bien m'en déport
Ne vaut moineau
Je sais minois bien plus accor
Et qui mieux vaut.

Mon vers est fait de tout ceci
Je vais le donner à celui
Qui le transmettra par autrui
Là vers l'Anjou
et m'enverra de son étui
La Contraclau35

Guillevic36

Morbihan

Ce qui fut fait à ceux des miens,
Qui fut exigé de leurs mains,
Du dos cassé, des reins vrillés,

Vieille à trente ans, morte à vingt ans,
Quand le regard avait pour âge
L'âge qu'on a pour vivre clair,

Ce qui fut fait à ceux des miens,
Pas de terre assez pour manger,
Pas de temps assez pour chanter

Et c'est la terre ou c'est la mer,
Le travail qui n'est pas pour soi,
La maison qui n'est pas pour toi,

Quatorze pour les rassembler,
L'armistice pour les pleurer,
L'alcool vendu pour les calmer,

Un peu d'amour pour commencer,
Quelques années pour s'étonner,
Quelques années pour supporter,

Je ne peux pas le pardonner.

Victor Hugo37

Demain, dès l'aube

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Guitare

GASTIBELZA, l'homme à la carabine,
Chantait ainsi :
« Quelqu'un a-t-il connu doña Sabine ?
Quelqu'un d'ici ?
Dansez, chantez, villageois ! la nuit gagne
Le mont Falù ( *).
-- Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou !

« Quelqu'un de vous a-t-il connu Sabine,
Ma señora ?
Sa mère était la vieille maugrabine
D'Antequera,
Qui chaque nuit criait dans la Tour-Magne
Comme un hibou... --
Le vent...

« Dansez, chantez ! Des biens que l'heure envoie
Il faut user.
Elle était jeune et son œil plein de joie
Faisait penser. --
A ce vieillard qu'un enfant accompagne
Jetez un sou !... --
Le vent...

« Vraiment, la reine eût près d'elle été laide
Quand, vers le soir,
Elle passait sur le pont de Tolède
En corset noir.
Un chapelet du temps de Charlemagne
Ornait son cou... --
Le vent...

« Le roi disait en la voyant si belle
A son neveu :
-- Pour un baiser, pour un sourire d'elle,
Pour un cheveu,
Infant don Ruy, je donnerais l'Espagne
Et le Pérou ! --
Le vent...

« Je ne sais pas si j'aimais cette dame,
Mais je sais bien
Que pour avoir un regard de son âme,
Moi, pauvre chien,
J'aurais gaîment passé dix ans au bagne
Sous le verrou... --
Le vent...

« Un jour d'été que tout était lumière,
Vie et douceur,
Elle s'en vint jouer dans la rivière
Avec sa sœur,
Je vis le pied de sa jeune compagne
Et son genou... --
Le vent...

« Quand je voyais cette enfant, moi le pâtre
De ce canton,
Je croyais voir la belle Cléopâtre,
Qui, nous dit-on,
Menait César, empereur d'Allemagne,
Par le licou... --
Le vent...

« Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe !
Sabine, un jour,
A tout vendu, sa beauté de colombe,
Et son amour,
Pour l'anneau d'or du comte de Saldagne,
Pour un bijou... --
Le vent...

« Sur ce vieux banc souffrez que je m'appuie,
Car je suis las.
Avec ce comte elle s'est donc enfuie !
Enfuie, hélas !
Par le chemin qui va vers la Cerdagne,
Je ne sais où... --
Le vent...

« Je la voyais passer de ma demeure,
Et c'était tout.
Mais à présent je m'ennuie à toute heure,
Plein de dégoût,
Rêveur oisif, l'âme dans la campagne,
La dague au clou... --
Le vent qui vient à travers la montagne
M'a rendu fou ! »

Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait : " A boire ! à boire par pitié ! "
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : "Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé."
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : "Caramba !"
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
" Donne-lui tout de même à boire ", dit mon père.

Max Jacob38

Jouer du bugle

Les trois dames qui jouaient du bugle
Tard dans leur salle de bains
Ont pour maître un certain mufle
Qui n'est là que le matin.

L'enfant blond qui prend des crabes
Des crabes avec la main
Ne dit pas une syllabe
C'est un fils adultérin.

Trois mères pour cet enfant chauve
Une seule suffisait bien.
Le père est nabab, mais pauvre.
Il le traite comme un chien.

Cœur des Muses, tu m'aveugles
C'est moi qu'on voit jouer du bugle
Au pont d'léna le dimanche
Un écriteau sur la manche.

Madame X...

Tant bayadères sont tes hanches
Et tes manches
Tant peu sages
Tes crabotages de corsage
Sur le nu
Ton dentellier tant fendu
Que si ton chapeau fleuri
Ne dit oui
Au moins rien jusqu'au chignon
ne dit non.

De quelques invitations

N'étalons, ô mes chaussures,
Nos talents dans les salons !
Je n'ai pas plus de voitures
Que vous n'avez de talons.

Le cornet à dés

##### Genre biographique

Déjà, à l'âge de trois ans, l'auteur de ces lignes était remarquable : il avait fait le portrait de sa concierge en passe-boule, couleur terre-cuite, au moment où celle-ci, les yeux pleins de larmes, plumait un poulet. Le poulet projetait un cou platonique. Or, ce n'était ce passe-boule, qu'un passe-temps. En somme, il est remarquable qu'il n'ait pas été remarqué : remarquable, mais non regrettable, car s'il avait été remarqué, il ne serait pas devenu remarquable ; il aurait été arrêté dans sa carrière, ce qui eût été regrettable. Il est remarquable qu'il eût été regretté et regrettable qu'il eût été remarqué. Le poulet du passe-boule était une oie.

La Guerre

Les boulevards extérieurs, la nuit, sont pleins de neige ; les bandits sont des soldats ; on m'attaque avec des rires et des sabres, on me dépouille : je me sauve pour retomber dans un autre carré. Est-ce une cour de caserne, ou celle d'une auberge ? que de sabres ! que de lanciers ! il neige ! on me pique avec une seringue : c'est un poison pour me tuer ; une tête de squelette voilée de crêpe me mord le doigt. De vagues réverbères jettent sur la neige la lumière de ma mort.

Alfred Jarry39

La chanson du décervelage

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste
Dans la ru'du Champs d'Mars, d'la paroiss'de Toussaints ;
Mon épouse exerçait la profession d'modiste

Et nous n'avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanch's'annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru'd'l'Echaudé, passer un bon moment.

Voyez, voyez la machin'tourner,
Voyez, voyez la cervell'sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Nos deux marmots chéris, barbouillés d'confitures,
Brandissant avec joi'des poupins en papier
Avec nous s'installaient sur le haut d'la voiture

Et nous roulions gaîment vers l'Echaudé.
On s'précipite en foule à la barrière,
On s'flanque des coups pour être au premier rang ;
Moi j'me mettais toujours sur un tas d'pierres
Pour pas salir mes godillots dans l'sang.

Voyez, voyez la machin'tourner,
Voyez, voyez la cervell'sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Bientôt ma femme et moi nous somm's tout blancs d'cervelle,
Les marmots en boulott'nt et tous nous trépignons
En voyant l'Palotin qui brandit sa lumelle,

Et les blessur's et les numéros d'plomb.
Soudain j'perçois dans l'coin, près d'la machine,
La gueul'd'un bonz'qui n'm'revient qu'à moitié.
Mon vieux, que j'dis, je r'connais ta bobine :
Tu m'as volé, c'est pas moi qui t'plaindrai.

Voyez, voyez la machin'tourner,
Voyez, voyez la cervell'sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Soudain j'me sens tirer la manche'par mon épouse ;
Espèc'd'andouill', qu'elle m'dit, v'là l'moment d'te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d'bouse.

V'là l'Palotin qu'a juste'le dos tourné.
En entendant ce raisonn'ment superbe,
J'attrap'sus l'coup mon courage à deux mains :
J'flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s'aplatit sur l'nez du Palotin.

Voyez, voyez la machin'tourner,
Voyez, voyez la cervell'sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Aussitôt j'suis lancé par dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j'suis précipité la tête la première

Dans l'grand trou noir d'ousse qu'on n'revient jamais.
Voila c'que c'est qu'd'aller s'prome'ner l'dimanche
Ru'd'l'Echaudé pour voir décerveler,
Marcher l'Pinc'-Porc ou bien l'Démanch'- Comanche :
On part vivant et l'on revient tudé !

Voyez, voyez la machin'tourner,
Voyez, voyez la cervell'sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Louise Labé40

Trois sonnets

Baise m'encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m'en un de tes plus savoureux,
Donne m'en un de tes plus amoureux :
Je t'en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las ! te plains-tu ? Çà, que ce mal j'apaise,
En t'en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l'un de l'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m'Amour penser quelque folie :

Toujours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement
Si hors de moi ne fais quelque saillie.

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournée !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô milles morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destiné !

Ô ris, ô front, cheveux bras mains et doigts !
Ô luth plaintif, viole, archet et voix !
Tant de flambeaux pour ardre une femelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en ai sur toi volé quelque étincelle.

Jules Laforgue41

Aquarelle en cinq minutes

Oh ! oh ! le temps se gâte,
L'orage n'est pas loin,
Voilà que l'on se hâte
De rentrer les foins !...

L'abcès perce !
Vl'à l'averse !
O grabuges
Des déluges !....

Oh ! ces ribambelles
D'ombrelles !....

Oh ! cett'Nature
En déconfiture !....

Sur ma fenêtre,
Un fuchsia
A l'air paria
Se sent renaître...

Jean de La Fontaine42

Conseil tenu par les rats

Un Chat, nommé Rodilardus
Faisait des Rats telle déconfiture
Que l'on n'en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son sou,
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu'au haut et au loin
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l'abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s'enfuiraient en terre ;
Qu'il n'y savait que ce moyen.
Chacun fut de l'avis de Monsieur le Doyen,
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un dit : "Je n'y vas point, je ne suis pas si sot" ;
L'autre : "Je ne saurais."Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire chapitres de Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d'exécuter,
L'on ne rencontre plus personne.

La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf

Une Grenouille vit un Boeuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : "Regardez bien, ma soeur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point. La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Le corbeau et le renard

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. »
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Le loup et L'agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

La mort et le bûcheron

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.

Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.

Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire
C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes.

Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

Boby Lapointe43

Méli-mélodie

Oui, mon doux minet, la mini,
Oui, la mini est la manie
Est la manie de Mélanie
Mélanie l'amie d'Amélie...
Amélie dont les doux nénés
Doux nénés de nounou moulés
Dans de molles laines lamées
Et mêlées de lin milanais...
Amélie dont les nénés doux
Ont donné à l'ami Milou
(Milou le dadais de Limoux)
L'idée d'amener des minous...
Des minous menus de Lima
Miaulant dans les dais de damas
Et dont les mines de lama
Donnaient mille idées à Léda...

Léda dont les dix dents de lait
Laminaient les mâles mollets
D'un malade mendiant malais
Dinant d'amibes amidonnées
Mais même amidonnée l'amibe
Même l'amibe malhabile
Emmiellée dans la bile humide
L'amibe, ami, mine le bide...
Et le dit malade adulé
Dont Léda limait les mollets
Indûment le mal a donné
Dame Léda l'y a aidé !
Et Léda dont la libido
Demande dans le bas du dos
Mille lents mimis d'animaux
Aux doux minets donna les maux...

Et les minets de maux munis
Mendiant de midi à minuit
Du lait aux nénés d'Amélie
L'ont, les maudits, d'amibes enduit
Et la maladie l'a minée,
L'Amélie aux dodus nénés
Et mille maux démodelaient
Le doux minois de la mémé
Mélanie le mit au dodo
Malade, laide, humide au dos
Et lui donna dans deux doigts d'eau
De la boue des bains du Lido
Dis, là-dedans, où est la mini ?
Où est la mini de Mélanie ?...
- Malin la mini élimée
Mélanie l'à éliminée

Ah la la la la ! Quel méli mélo, dis !
Ah la la la la ! Quel méli mélo, dis !

Pierre Mac Orlan44

La fille de Londres

Un rat est venu dans ma chambre
Il a rongé la souricière
Il a arrêté la pendule
Et renversé le pot à bière
Je l'ai pris entre mes bras blancs
Il était chaud comme un enfant
Je l'ai bercé bien tendrement
Et je lui chantais doucement : 

"Dors mon rat, mon flic, dors mon vieux bobby
Ne siffle pas sur les quais endormis
Quand je tiendrai la main de mon chéri"

Un Chinois est sorti de l'ombre
Un Chinois a regardé Londres
Sa casquette était de marine
Ornée d'une ancre coraline

Devant la porte de Charly
A Penny Fields, j'lui ai souri,
Dans le silence de la nuit
En chuchotant je lui ai dit : 

"Je voudrais je voudrais je n'sais trop quoi
 Je voudrais ne plus entendre ma voix
 J'ai peur j'ai peur de toi j'ai peur de moi

Sur son maillot de laine bleue
On pouvait lire en lettres rondes
Le nom d'une vieille "Compagnie"
Qui, paraît-il, fait l'tour du monde

Nous sommes entrés chez Charly
A Penny Fields, loin des soucis,
Et j'ai dansé toute la nuit
Avec mon Chinetoque ébloui

Et chez Charly, il faisait jour et chaud
Tess jouait "Daisy Bell" sur son vieux piano
Un piano avec des dents de chameau

Alors, j'ai conduit l'Chinois dans ma chambre
Il a mis le rat à la porte
Il a arrêté la pendule
Et renversé le pot à bière

Je l'ai pris dans mes bras tremblants
Pour le bercer comme un enfant
Il s'est endormi sur le dos
Alors j'lui ai pris son couteau.

C'était un couteau perfide et glacé
Un sale couteau rouge de vérité
Un sale couteau rouge sans spécialité.

Stéphane Mallarmé45

Clément Marot46

De sa grand amie

Dedans Paris, ville jolie,
Un jour passant mélancolie,

Je pris alliance nouvelle
A la plus gaie Damoiselle
Qui soit d'ici en Italie.

D'honnêteté elle est saisie,
Et crois (selon ma fantaisie)
Qu'il n'en est guère de plus belle
Dedans Paris.

Je ne la vous nommerai mie,
Sinon que c'est ma grand Amie,
Car l'alliance se fit telle,
Par un doux baiser, que j'eus d'elle
Sans penser aucune infamie,
Dedans Paris.

Henri Michaux47

Un homme paisible

Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. « Tiens, pensa-t-il, les fourmis l'auront mangé... » et il se rendormit.
Peu après, sa femme l'attrapa et le secoua : « Regarde, dit-elle, fainéant ! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé notre maison. » En effet, un ciel intact s'étendait de tous côtés. « Bah, la chose est faite », pensa-t-il.
Peu après, un bruit se fit entendre. C'était un train qui arrivait sur eux à toute allure. « De l'air pressé qu'il a, pensa-t-il, il arrivera sûrement avant nous » et il se rendormit.

Ensuite, le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de lui. « Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de désagréments ; si ce train pouvait n'être pas passé, j'en serais fort heureux. Mais puisqu'il est déjà passé... » et il se rendormit.

Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que votre femme se soit blessée au point qu'on l'ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez pu faire un geste pour l'en empêcher, sans même vous en être aperçu. Voilà le mystère. Toute l'affaire est là-dedans.

Sur ce chemin, je ne peux pas l'aider, pensa Plume, et il se rendormit.

L'exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter ?

Excusez-moi, dit-il, je n'ai pas suivi l'affaire. Et il se rendormit.

Plume voyage

Plume ne peut pas dire qu'on ait excessivement d'égards pour lui en voyage. Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s'essuient tranquillement les mains à son veston. Il a fini par s'habituer. Il aime mieux voyager avec modestie. Tant que ce sera possible, il le fera.
Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assiette, une grosse racine : « Allons, mangez, qu'est-ce que vous attendez ? » « Oh, bien, tout de suite, voilà. » Il ne veut pas s'attirer des histoires inutilement.
Et si, la nuit, on lui refuse un lit : « Quoi ? Vous n'êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c'est le moment de la journée où l'on marche le plus facilement. » « Bien, bien, oui, certainement. C'était pour rire, naturellement. Oh oui, par... plaisanterie. » Et il repart dans la nuit obscure.
Et si on le jette hors du train : « Ah ! alors vous pensez qu'on a chauffé depuis trois heures cette locomotive et attelé huit voitures pour transporter un jeune homme de votre âge, en parfaite santé, qui peut parfaitement être utile ici, qui n'a nul besoin de s'en aller là-bas, et que c'est pour ça qu'on aurait creusé des tunnels, fait sauter des tonnes de rochers à la dynamite et posé des centaines de kilomètres de rails par tous les temps, sans compter qu'il faut encore surveiller la ligne continuellement par crainte des sabotages, et tout cela pour... »
« Bien, bien. Je comprends parfaitement. J'étais monté, oh, pour jeter un coup d'œil ! Maintenant, c'est tout. Simple curiosité, n'est-ce pas. Et merci mille fois. » Et il s'en retourne sur les chemins avec ses bagages.
Et si, à Rome, il demande à voir le Colisée : « Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Monsieur voudra le toucher, s'appuyer dessus, ou s'y asseoir... c'est comme ça qu'il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l'avenir, non, c'est fini, n'est-ce pas. »
« Bien ! Bien ! C'était... Je voulais seulement vous demander une carte postale, une photo, peut-être... si des fois... » Et il quitte la ville sans avoir rien vu.
Et si sur le paquebot, tout à coup le Commissaire de bord le désigne du doigt et dit : « Qu'est-ce qu'il fait ici, celui-là ? Allons, on manque bien de discipline là, en bas, il me semble. Qu'on aille vite me le redescendre dans la soute. Le deuxième quart vient de sonner. » Et il repart en sifflotant, et Plume, lui, s'éreinte pendant toute la traversée.
Mais il ne dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux malheureux qui ne peuvent pas voyager du tout, tandis que lui, il voyage, il voyage continuellement.

Dans les appartements de la reine

Comme Plume arrivait au palais, avec ses lettres de créance, la Reine lui dit :
- Voilà, Le Roi en ce moment est fort occupé, Vous le verrez plus tard. Nous irons le chercher ensemble si vous voulez bien, vers cinq heures. Sa Majesté aime beaucoup les Danois, Sa Majesté vous recevra bien volontiers, vous pourriez peut-être un peu vous promener avec moi en attendant.
Comme le palais est très grand, j'ai toujours peur de m'y perdre et de me trouver tout à coup devant les cuisines, alors, vous comprenez, pour une Reine, ce serait tellement ridicule. Nous allons aller par ici. Je connais bien le chemin. Voici ma chambre à coucher.
Et ils entrent dans la chambre à coucher.
- Comme nous avons deux bonnes heures devant nous, vous pourriez peut-être me faire un peu la lecture, mais ici je n'ai pas grand-chose d'intéressant. Peut-être jouez-vous aux cartes. Mais je vous avouerai que moi je perds tout de suite.
 De toute façon ne restez pas debout, c'est fatigant ; assis on s'ennuie bientôt, alors on pourrait peut-être s'étendre sur ce divan.
 Mais elle se relève bientôt.
 - Dans cette chambre- il règne toujours une chaleur insupportable. Si vous vouliez m'aider à me déshabiller, vous me feriez plaisir. Après on pourra parler comme il faut. Je voudrais tant avoir quelques renseignements sur le Danemark. Cette robe, du reste, s'enlève si facilement, je me demande comment je reste habillée toute la journée. Cette robe s'enlève sans qu'on s'en rende compte. Voyez, je lève les bras, et maintenant un enfant la tirerait à lui. Naturellement" je ne le laisserais pas faire. Je les aime beaucoup, mais on jase tellement dans un palais, et puis les enfants ça égare tout.
Et Plume la déshabille.
 - Mais vous, écoutez, ne restez pas comme ça.
 Se tenir tout habillé dans une chambre, ça fait très guindé, et puis je ne peux vous voir ainsi, il me semble que vous allez sortir et me laisser seule dans ce palais qui est tellement vaste.
 Et Plume se déshabille. Ensuite, il se couche en chemise.
 - Il n'est encore que trois heures et quart, dit-elle. En savez-vous vraiment autant sur le Danemark que vous puissiez m'en parler pendant une heure trois quarts ? Je ne serai pas si exigeante. Je comprends que cela serait très difficile. Je vous accorde encore quelque temps pour la réflexion. Et, tenez, en attendant, comme vous êtes ici, je vais vous montrer quelque chose qui m'intrigue beaucoup. Je serais curieuse de savoir ce qu'un Danois en pensera.
 J'ai ici, voyez, sous le sein droit, trois petits signes. Non pas trois, deux petits et un grand. Voyez le grand, il a presque l'air de ... Cela est bizarre en vérité, n'est-ce pas, et voyez le sein gauche, rien ! tout blanc !
 Ecoutez, dites-moi quelque chose, mais examinez bien, d'abord, bien à votre aise...
 Et voilà Plume qui examine. Il touche, il tâte avec des doigts peu sûrs, et la recherche des réalités le fait trembler, et ils font et refont leur trajet incurvé.
 Et Plume réfléchit.
 - Vous vous demandez, je vois, dit la Reine, après quelques instants (je vois maintenant que vous vous y connaissez). Vous voudriez savoir si je n'en ai pas un autre. Non, dit-elle, et elle devient toute confuse, toute rouge.
 Et maintenant parlez-moi du Danemark, mais tenez-vous tout contre moi, pour que je vous écoute plus attentivement.
 Plume s'avance ; il se couche près d'elle et il ne pourra plus rien dissimuler maintenant.
 Et, en effet :
 - Écoutez, dit-elle, je vous croyais plus de respect pour la Reine, mais enfin puisque vous en êtes là, je ne voudrais pas que cela nous empêchât dans la suite de nous entretenir du Danemark.
 Et la Reine l'attire à elle.
 - Et caressez-moi surtout les jambes, disait-elle, sinon je risque tout de suite d'être distraite, et je ne sais plus pourquoi je me suis couchée...
 C'est alors que le Roi entra !

Dormir

Il est bien difficile de dormir.
D'abord les couvertures ont toujours un poids formidable et, pour ne parler que des draps de lit, c'est comme de la tôle.

Si on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe.
Après quelques minutes d'un repos d'ailleurs indéniable, on est projeté dans l'espace.
Ensuite, pour redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la respiration.

Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux.
Ce n'est pas préférable, car l'eau que l'on a dans le ventre se met à tourner, à tourner de plus en plus vite ; avec une pareille toupie, on ne peut dormir.

C'est pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre --- mais, aussitôt --- ils le savent, mais tant pis, disent-ils --- ils tombent, ils tombent dans quelque
abîme profond, et si bas qu'ils soient, il y a toujours quelqu'un qui leur tape du pied dans le derrière pour les enfoncer, encore plus bas... plus bas.

Aussi, l'heure d'aller dormir est pour tant de personnes un supplice sans pareil.

Mes occupations

Je peux rarement voir quelqu'un sans le battre.
D'autres préfèrent le monologue intérieur.
Moi, non.
J'aime mieux battre.

Il y a des gens qui s'assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l'agrippe, toc.
Je te le ragrippe, toc.
Je le pends au porte-manteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le redécroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffé.
Je le salis, je l'inonde.
Il revit.
Je le rince, je l'étire (je commence à m'énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l'introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : « Mettez-moi donc un verre plus propre. »
Mais je me sens mal, je règle promptement l'addition et je m'en vais.

Alfred de Musset48

À Pépa

Pépa, quand la nuit est venue,
Que ta mère t'a dit adieu ;
Que sous ta lampe, à demie nue,
Tu t'inclines pour prier Dieu ;

A cette heure où l'âme inquiète
Se livre au conseil de la nuit ;
Au moment d'ôter ta cornette
Et de regarder sous ton lit ;

Quand le sommeil sur ta famille
Autour de toi s'est répandu ;
O Pépita, charmante fille,
Mon amour, à quoi penses-tu ?

Qui sait ? Peut-être à l'héroïne
De quelque infortuné roman ;
A tout ce que l'espoir devine
Et la réalité dément ;

Peut-être à ces grandes montagnes
Qui n'accouchent que de souris ;
A des amoureux en Espagne,
A des bonbons, à des maris ;

Peut-être aux tendres confidences
D'un coeur naïf comme le tien ;
A ta robe, aux airs que tu danses ;
Peut-être à moi, peut-être à rien.

Chanson de Fortunio

Si vous croyez que je vais dire
Qui j'ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore et qu'elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m'ordonner,
Et je puis, s'il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu'une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J'en porte l'âme déchirée
Jusqu'à mourir.

Mais j'aime trop pour que je die
Qui j'ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer.

Tristesse

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

Gérard de Nerval49

El Desdichado

Je suis le ténébreux, --- le veuf, --- l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, --- et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Dans les Bois

Au printemps l'oiseau naît et chante :
N'avez-vous pas ouï sa voix ?...
Elle est pure, simple et touchante,
La voix de l'oiseau --- dans les bois !

L'été, l'oiseau cherche l'oiselle ;
Il aime --- et n'aime qu'une fois !
Qu'il est doux, paisible et fidèle,
Le nid de l'oiseau --- dans les bois !

Puis quand vient l'automne brumeuse,
Il se tait... avant les temps froids.
Hélas ! qu'elle doit être heureuse
La mort de l'oiseau --- dans les bois !

Charles Péguy50

Adieu à la Meuse

Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
Meuse, adieu : j'ai déjà commencé ma partance
En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux :
Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;
Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,
Je m'en vais commencer là-bas les tâches neuves.

Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse,

Ô Meuse inépuisable et que j'avais aimée.
Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée ;
Où tu coulais hier, tu couleras demain.
Tu ne sauras jamais la bergère en allée,
Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main
Des canaux dans la terre, à jamais écroulés.

La bergère s'en va, délaissant les moutons,
Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,
Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.

Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
Ô Meuse inaltérable et douce à toute enfance,
Ô toi qui ne sais pas l'émoi de la partance,
Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais,
Ô toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

Ô Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais,
Quand reviendrai-je ici filer encor la laine ?
Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?
Quand nous reverrons-nous ? Et nous reverrons-nous ?

Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime...

Georges Perec51

Pangramme

Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume

Alphabets

Vocalisations

A noir (Un blanc), I roux, U safran, O azur :
Nous saurons au jour dit ta vocalisation :
A, noir carcan poilu d'un scintillant morpion
Qui bombinait autour d'un nidoral impur,

Caps obscurs ; qui, cristal du brouillard ou du Khan,
Harpons du fjord hautain, Rois Blancs, frissons d'anis ?
I, carmin, sang vomi, riant ainsi qu'un lis
Dans un courroux ou dans un alcool mortifiant ;

U, scintillations, ronds divins du flot marin,
Paix du pâtis tissu d'animaux, paix du fin
Sillon qu'un fol savoir aux grands fronts imprima ;

O, finitif clairon aux accords d'aiguisoir,
Soupirs ahurissants Nadir ou Nirvâna :
O l'omicron, rayon violin dans son Voir !

Francis Ponge52

Le pain

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, --- sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable...
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.

Les plaisirs de la porte

Les rois ne touchent pas aux portes.
Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l'un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, --- tenir dans ses bras une porte.
... Le bonheur d'empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l'un de ces hauts obstacles d'une pièce ; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l'œil s'ouvre et le corps tout entier s'accommode à son nouvel appartement.
D'une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s'enclore, --- ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l'assure.

Jacques Prévert53

En sortant de l'école

En sortant de l'école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré

Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés

Au-dessus de la mer
nous avons rencontré
la lune et les étoiles
sur un bateau à voiles
partant pour le Japon
et les trois mousquetaires
des cinq doigts de la main
tournant ma manivelle
d'un petit sous-marin
plongeant au fond des mers
pour chercher des oursins

Revenant sur la terre
nous avons rencontré
sur la voie de chemin de fer
une maison qui fuyait
fuyait tout autour de la Terre
fuyait tout autour de la mer
fuyait devant l'hiver
qui voulait l'attraper

Mais nous sur notre chemin de fer
on s'est mis à rouler
rouler derrière l'hiver
et on l'a écrasé
et la maison s'est arrêtée
et le printemps nous a salués

C'était lui le garde-barrière
et il nous a bien remerciés
et toutes les fleurs de toute la terre
soudain se sont mises à pousser
pousser à tort et à travers
sur la voie du chemin de fer
qui ne voulait plus avancer
de peur de les abîmer

Alors on est revenu à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
A pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles.

Les feuilles mortes

Oh !
Je voudrais tant que tu te souviennes

des jours heureux où nous étions amis
En ce temps-là la vie était plus belle
et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Tu vois je n'ai pas oublié
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
les souvenirs et les regrets aussi
et le vent du nord les emporte
dans la nuit froide de l'oubli
Tu vois je n'ai pas oublié
la chanson que tu me chantais
C'est une chanson qui nous ressemble
Toi tu m'aimais
et je t'aimais
Et nous vivions tous deux ensemble
toi qui m'aimais
et que j'aimais
Mais la vie sépare ceux qui s'aiment
tout doucement
sans faire de bruit
et la mer efface sur le sable
les pas des amants désunis

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
les souvenirs et les regrets aussi
Mais mon amour silencieux et fidèle
sourit toujours et remercie la vie
Je t'aimais tant tu étais si jolie
Comment veux-tu que je t'oublie
En ce temps-là la vie était plus belle
et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui
Tu étais ma plus douce amie...
Mais je n'ai que faire des regrets
Et la chanson que tu chantais
toujours toujours je l'entendrai
C'est une chanson qui nous ressemble
Toi tu m'aimais et je t'aimais

Et nous vivions tous deux ensemble toi qui m'aimais que j'aimais
lais la vie sépare ceux qui s'aiment
out doucement
ans faire de bruit
et la mer efface sur le sable
les pas des amants désunis.

Le bonhomme de neige

Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
c'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
poursuivi par le froid
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré.
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
s'assoit sur le poêle rouge,
et d'un coup disparaît
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau.

Sully Prudhomme54

Soupir

Ne jamais la voir ni l'entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais, fidèle, toujours l'attendre,
Toujours l'aimer.

Ouvrir les bras et, las d'attendre,
Sur le néant les refermer,
Mais encor, toujours les lui tendre,
Toujours l'aimer.

Ah ! Ne pouvoir que les lui tendre,
Et dans les pleurs se consumer,
Mais ces pleurs toujours les répandre,
Toujours l'aimer.

Ne jamais la voir ni l'entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais d'un amour toujours plus tendre
Toujours l'aimer.

Raymond Queneau55

Quatre Morales élémentaires

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La pendule

Je mbaladais sulles boulevards
Lorsque jrencontre lami
Bidard
Il avait lair si estomaqué
Que jlui ai dmandé dsesspliquer

Eh bien voilà me dit-il
Jviens davaler ma pendule
Alors jvais chez lchirurgien
Car jai une peupeur de chien
Que ça mtombe dans les vestibules

Un mois après jrevois mon copain
Il avait lair tout skia dplus rupin
Alors je suis été ltrouver
Et jlavons sommé dsesspliquer

Eh bien voilà me dit-il
Jgagne ma vie avec ma pendule
J'ai su lestomac un petit cadran
Je vends lheure à tous les passants
En attendant qujai
Icadran sulles vestibules

A la fin ltype issuissuida
Lossquil eut vu qupersonne lopéra
Et comme jarrivais juste sul chantier
Moi je lui ai demandé qui vienne sesspliquer
Eh bien voilà me dit-il
Jen avais assez davoir une pendule
Ça mempèchait ddormir la nuit
Pour la remonter fallait mfaire un trou dans ldos
Jpréfère être pendu qupendule
Lorsquil fut mort jvais à son enterrement
Cétnit
Imatin ça mennuyait bien

Mais lorsqui fut dans
Itrou ah skon rigola

Quand au fond dla bière le septième coup dmidi tinta
Eh bien voilà voilà voilà
Il avait avalé une pendule
Ça narrive pas à tous les chrétiens
Même à ceux quont un estomm de chien
Et du cœur dans les vestibules

Maigrir

Y en a qui maigricent sulla terre
Du vente du coq-six ou des jnous

Y en a qui maigricent le caractère
Y en a qui maigricent pas du tout
Oui mais
Moi jmégris du bout des douas
Oui du bout des douas
Oui du bout des douas
Moi jmégris du bout des douas
Seskilya dplus diatingié

Lautt jour
Roulvar de la
Villette
Vlà jrenconte le bœuf à la mode
Jlui dis
Tu mas l'air un peu blett
Viens que jte paye une belle culotte
Seulement jai pas pu passque

Moi jmégris du bout des douas
Oui du bout des douas
Oui du bout des douas

Moi jmégris du bout des douas
Seskilya dplus distinglé
Dpuis ctemps-là jfais pus dgymnastique
Et jmastiens des sports dbiver
Et comme avec fureur jmastique
Je pense que si je persévère

Eh bien
Jmégrirai du bout des douas
Oui du bout des douas.
Oui du bout des douas
Jmégrirai même de partout
Même de lesstrémité du cou

Pauvre type

Toto a un nez de chèvre et un pied de porc
Il porte des chaussettes
en bois d'allumette
et se peigne les cheveux
avec un coupe-papier qui a fait long feu
S'il s'habille les murs deviennent gris
S'il se lève le lit explose
S'il se lave l'eau s'ébroue
Il a toujours dans sa poche
un vide-poche
Pauvre type

Si tu t'imagines

Si tu t'imagines si tu t'imagines fillette fillette si tu t'imagines xa va xa va xa va durer toujours la saison des za la saison des za saison des amours ce que tu te goures fillette fillette
ce que tu te goures

Si tu crois petite si tu crois ah ah que ton teint de rose ta taille de guêpe tes mignons biceps tes ongles d'émail ta cuisse de nymphe et ton pied léger si tu crois petite xa va
xa va xa

va durer toujours ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goure »
les beaux jours s'en vont les beaux jours de fête soleils et planètes tournent tous en rond mais toi ma petite tu marches tout droit vers sque tu vois pas très sournois
s'approchent

la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures

L'esprit et la matière

Dignité de l'éléphant
Dignité du ciron
Dignité du chêne
Dignité du lichen
Dignité de la montagne
Dignité du grain de sable
Les consciences charnues s'étalant sur les plages
ont-elles la grandeur des âmes d'un micron ?

Jean Racine56

Oreste

Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance :
Oui, je te loue, ô ciel ! De ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli :
Hé bien, je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie :
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne ?
De quel côté sortir ? D'où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j'entrevois...
Dieu ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
(...)
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l'embrasse ?
Elle vient l'arracher au coup qui le menace ?
Dieux, quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quel serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien, filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
À qui destinez-vous l'appareil qui vous suit ?
Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione.
L'ingrate mieux que vous saura me déchirer,
Et je lui porte enfin mon coeur à dévorer.

Pierre Reverdy57

Tard dans la vie

Je suis dur je suis tendre
Et j'ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
À dormir en marchant

Partout où j'ai passé
J'ai trouvé mon absence
je ne suis nulle part
Excepté le néant

je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement

La repasseuse

Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu'elle repassait. Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s'est peu à peu évaporé. Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.

Ses cheveux blonds forment dans l'air des boucles de rayons et le fer continue sa route en soulevant du linge des nuages -- et autour de la table son âme qui résiste encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson -- sans que personne y prenne garde.

Arthur Rimbaud58

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
--- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Le dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Pierre de Ronsard59

À son âme

Amelette Ronsardelette,
Mignonnelette doucelette,
Treschere hostesse de mon corps,
Tu descens là bas foiblelette,
Pasle, maigrelette, seulette,
Dans le froid Royaume des mors :
Toutesfois simple, sans relors
De meurtre, poison, ou rancune,
Méprisant faveurs et tresors
Tant enviez par la commune.
Passant, j'ay dit, suy ta fortune
Ne trouble mon repos, je dors.

A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

Sonnet pour Hélène

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, devisant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle.

Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain ;
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.

Jacques Roubaud60

Cent-sept plantes

Les plantes sont très nombreuses.
Des poèmes composés
Pour quelques-unes, sont posés.
Ils les rendront peut-être heureuses.

L'épinard

Je suis le vert épinard,
Plus vert que le vert canard :
Admirez-moi à Dinard,
S'il pleut à la Saint Médard
Et quarante jours plus tard.

La carotte

Le rêve de la carotte,
Autrement dit sa marotte,
C'est de pousser dans le sable,
Plaisir indéfinissable.

Le sureau

Écrasant bien le fruit
Dont un jus rouge fuit,
J'écris sur mon bureau
A l'encre de sureau.

Le fusain

Quand le fusain veut un poème,
Pour l'écrire, il se prend lui-même.

Claude Roy61

Les quatre éléments

L'air c'est rafraîchissant
Le feu c'est dévorant
La terre c'est tournant
L'eau - c'est tout différent

L'air c'est toujours du vent
Le feu c'est toujours bougeant
La terre c'est toujours vivant
L'eau - c'est tout différent

L'air c'est toujours changeant
Le feu c'est toujours mangeant
La terre c'est toujours germant
L'eau - c'est tout différent

Et combien davantage encore ces drôles d'hommes espèces de vivants
Qui ne se croient jamais dans leur vrai élément.

Philippe Soupault62

Georgia

Je ne dors pas Georgia
Je lance des flèches dans la nuit Georgia
j'attends Georgia
Le feu est comme la neige Georgia
La nuit est ma voisine Georgia J'écoute les bruits tous sans exception Georgia
je vois la fumée qui monte et qui fuit Georgia
je marche à pas de loup dans l'ombre Georgia
je cours voici la rue les faubourgs Georgia
Voici une ville qui est la même
et que je ne connais pas Georgia
je me hâte voici le vent Georgia
et le froid et le silence et la peur Georgia
je fuis Georgia
je cours Georgia
Les nuages sont bas il vont tomber Georgia
j'étends les bras Georgia
je ne ferme pas les yeux Georgia
j'appelle Georgia
je t'appelle Georgia
Est-ce que tu viendras Georgia
bientôt Georgia
Georgia Georgia Georgia
Georgia
je ne dors pas Georgia
je t'attends Georgia.

Anne Sylvestre63

Tiens-toi droit !

Tiens-toi droit !
Si tu t'arrondis, tu auras l'air d'une arche.
Tiens-toi droit !
Si tu t'arrondis, tu auras l'air de quoi ?

Tu auras l'air d'un pont même pas de pierre,
l'air d'un pont de bois, l'air d'un pont d'acier.
Tu auras l'air d'un tronc par d'ssus la rivière,
tu auras l'air d'un rien sur quoi j'peux marcher,
l'air d'un trait d'union, l'air d'une passerelle,
l'air de ce par quoi j'peux aller plus loin,
l'air d'un fond sonore, l'air d'une ritournelle,
l'air d'une musique dont j'n'ai pas besoin.

Tu auras l'air d'un peu, l'air d'un plus grand'chose,
l'air d'un intermède, d'une récréation,
l'air d'un amant pour bibliothèque rose,
d'un soupirant pour représentation,
l'air d'un grand chemin comme tous les autres,
prêtant à mes pas son sol aplani,
l'air d'un macadam, l'air d'un qui se vautre,
content, bien content de ses avanies.

Mais moi je ne veux pas que tu t'arrondisses.
Je veux contre toi toujours me heurter.
Laisse, laisse-moi tous les précipices
que sous mes pas l'amour va susciter.
Je n'veux pas de pont, je veux des rivières,
je veux des torrents où tourbillonner.
Je veux cette vie, je la veux entière,
même si mon cœur y doit suffoquer.

Mais tiens-toi droit ! Ne t'arrondis pas, il faut que je marche.
Tiens-toi droit !
Si tu t'arrondis, j'aurai l'air de quoi ?

Jean Tardieu

La môme néant

Quoi qu'a dit ?
- A dit rin.

Quoi qu'a fait ?
- A fait rin.

A quoi qu'a pense ?
- A pense à rin.

Pourquoi qu'a dit rin ?
Pourquoi qu'a fait rin ?
Pourquoi qu'a pense à rin ?

A'xiste pas.

Le tombeau de Monsieur Monsieut

Dans un silence épais Monsieur et Monsieur parlent
c'est comme si Personne avec Rien dialoguait.

L'un dit : Quand vient la mort pour chacun d'entre nous
c'est comme si personne avait jamais été.
Aussitôt disparu qui vous dit que je fus ?

Monsieur, répond Monsieur,
plus loin que vous j'irai : aujourd'hui ou jamais
je ne sais si j'étais.
Le temps marche si vite qu'au moment où je parle
(indicatif -- présent) je ne suis déjà plus ce que j'étais avant.
Si je parle au passé ce n'est pas même assez
il faudrait je le sens l'indicatif - néant.

C'est vrai, reprend Monsieur,
sur ce mode inconnu je conterai ma vie, notre vie à tous deux :
A nous les souvenirs !
Nous ne sommes pas nés nous n'avons pas grandi
nous n'avons pas rêvé nous n'avons pas dormi
nous n'avons pas mangé nous n'avons pas aimé.

Nous ne sommes personne et rien n'est arrivé.

Outils Posés sur une Table

Mes outils d'artisan sont vieux comme le monde
vous les connaissez Je les prends devant vous :
verbes adverbes participes pronoms substantifs adjectifs.
Ils ont su ils savent toujours peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher réunir séparer
fondre ce qui est pour qu'en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n'est pas, ce qui n'est pas encore, ce qui est tout, ce qui n 'est rien.
ce qui n'est plus.
Je les pose sur la table Ils parlent tout seuls je m'en vais.

Saint-John Perse64

Et vous, mers...

Poésie pour accompagner la marche d'une récitation en l'honneur de la Mer.
Poésie pour assister le chant d'une marche au pourtour de la Mer.
Comme l'entreprise du tour d'autel et la gravitation du chœur au circuit de la strophe.
Et c'est un chant de mer comme il n'en fut jamais chanté, et c'est la Mer en nous qui le chantera :
La Mer, en nous portée, jusqu'à la satiété du souffle et la péroraison du souffle,
La Mer, en nous, portant son bruit soyeux du large et toute sa grande fraîcheur d'aubaine par le monde.
Poésie pour apaiser la fièvre d'une veille au périple de mer. Poésie pour mieux vivre notre veille au délice de mer.
Et c'est un songe en mer comme il n'en fut jamais songé, et c'est la Mer en nous qui le songera :
La Mer, en nous tissée, jusqu'à ses ronceraies d'abîme, la Mer, en nous, tissant ses grandes heures de lumière et ses grandes pistes de ténèbre---
Toute licence, toute naissance et toute résipiscence, la Mer ! la Mer ! à son afflux de mer,
Dans l'affluence de ses bulles et la sagesse infuse de son lait, ah ! dans l'ébullition sacrée de ses voyelles --- les saintes filles ! les saintes filles ! ---
La Mer elle-même tout écume, comme Sibylle en fleurs sur sa chaise de fer...

Charles Trenet65

La mer

La mer
Qu'on voit danser
Le long des golfes clairs
A des reflets d'argent
La mer
Des reflets changeants
Sous la pluie

La mer
Qu'au ciel d'été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer
Bergère d'azur, infinie

Voyez
Près des étangs
Ces grands roseaux mouillés
Voyez
Ces oiseaux blancs
Et ces maisons rouillées

La mer
Les a bercés
Le long des golfes clairs
Et d'une chanson d'amour
La mer
A bercé mon cœur pour la vie

La mer
Qu'on voit danser
Le long des golfes clairs
A des reflets d'argent
La mer
Des reflets changeants
Sous la pluie

La mer
Au ciel d'été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer
Bergère d'azur, infinie

Voyez (voyez)
Près des étangs (près des étangs)
Ces grands roseaux mouillés (voyez ces roseaux)
Voyez (voyez)
Ces oiseaux blancs (ces oiseaux blancs)
Et ces maisons rouillées (la-la-la-la-la-la)

La mer
Les a bercés (les a bercés)
Le long des golfes clairs
Et d'une chanson d'amour
La mer
A bercé mon cœur pour la vie

Boum !

La pendule fait tic tac tic tac
Les oiseaux du lac font pic pic pic pic
Glou glou glou font tous les dindons
Et la jolie cloche ding din don
Mais...

Boum
Quand notre coeur fait Boum
Tout avec lui dit Boum
Et c'est l'amour qui s'éveille.
Boum
Il chante "love in bloom"
Au rythme de ce Boum
Qui redit Boum à l'oreille

Tout a changé depuis hier
Et la rue a des yeux qui regardent aux fenêtres
Y a du lilas et y a des mains tendues
Sur la mer le soleil va paraître

Boum
L'astre du jour fait Boum
Tout avec lui dit Boum
Quand notre coeur fait Boum Boum

Le vent dans les bois fait hou hou hou
La biche aux abois fait mê mê mê
La vaisselle cassée fait cric crin crac
Et les pieds mouillés font flic flic flac
Mais...

Boum
Quand notre coeur fait Boum
Tout avec lui dit Boum
L'oiseau dit Boum, c'est l'orage
Boum
L'éclair qui lui fait boum
Et le bon Dieu dit Boum
Dans son fauteuil de nuages.

Car mon amour est plus vif que l'éclair
Plus léger qu'un oiseau qu'une abeille
Et s'il fait Boum s'il se met en colère
Il entraîne avec lui des merveilles.

Boum
Le monde entier fait Boum
Tout l'univers fait Boum
Parc'que mon coeur fait Boum Boum
Boum
Je n'entends que Boum Boum
Ça fait toujours Boum Boum
Boum Boum Boum...

Paul Valéry66

Les Pas

Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance

Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux ! tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l'apaiser,
A l'habitant de mes pensées
La nourriture d'un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n'était que vos pas.

Paul Verlaine67

D'une prison

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

-- Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Il pleure dans mon cœur

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville :
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s'ennuie Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi ! nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !

Chanson d'automne

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Colombine

Léandre le sot.
Pierrot qui d'un saut

De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son

Capuce.
Arlequin aussi,
Cet aigrefin si

Fantasque
Aux costumes fous,
Ses yeux luisant sous

Son masque,

Do, mi, sol, mi, fa, ---
Tout ce monde va,
Rit, chante

Sur l'herbe

L'abbé divague'.
Et toi, marquis.
Tu mets de travers ta perruque.

Ce vieux vin de
Chypre est exquis
Moins,
Camargo, que votre nuque.

Ma flamme...
Do, mi, sol, la, si.

L'abbé, ta noirceur se dévoile !
Que je meure.
Mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile !

Je voudrais être petit chien !

Embrassons nos bergères " l'une
Après l'autre. ---
Messieurs, eh bien ?

Do, mi, sol. ---
Hé ! bonsoir ! la
Lune !

Boris Vian68

Quand j'aurai du vent dans mon crâne

Quand j'aurai du vent dans mon crâne
Quand j'aurai du vert sur mes osses
P'tet qu'on croira que je ricane
Mais ça sera une impression fosse
Car il me manquera
Mon élément plastique
Plastique tique tique
Qu'auront bouffé les rats
Ma paire de bidules
Mes mollets mes rotules
Mes cuisses et mon cule
Sur quoi je m'asseyois
Mes cheveux mes fistules
Mes jolis yeux cérules
Mes couvre-mandibules
Dont je vous pourléchois
Mon nez considérable
Mon coeur mon foie mon râble
Tous ces riens admirables
Qui m'ont fait apprécier
Des ducs et des duchesses
Des papes des papesses
Des abbés des ânesses
Et des gens du métier
Et puis je n'aurai plus
Ce phosphore un peu mou
Cerveau qui me servit
A me prévoir sans vie
Les osses tout verts, le crâne venteux
Ah comme j'ai mal de devenir vieux.

François Villon69

Ballade du concours de Blois

Je meurs de seuf auprès de la fontaine,
Chaud comme feu, et tremble dent à dent ;
En mon pays suis en terre lointaine ;
Lez un brasier frissonne tout ardent ;
Nu comme un ver, vêtu en président,
Je ris en pleurs et attends sans espoir ;
Confort reprends en triste désespoir ;
Je m'éjouis et n'ai plaisir aucun ;
Puissant je suis sans force et sans pouvoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Rien ne m'est sûr que la chose incertaine ;
Obscur, fors ce qui est tout évident ;
Doute ne fais, fors en chose certaine ;
Science tiens à soudain accident ;
Je gagne tout et demeure perdant ;
Au point du jour dis : " Dieu vous doint bon soir ! "
Gisant envers, j'ai grand paour de choir ;
J'ai bien de quoi et si n'en ai pas un ;
Echoite attends et d'homme ne suis hoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

De rien n'ai soin, si mets toute ma peine
D'acquérir biens et n'y suis prétendant ;
Qui mieux me dit, c'est cil qui plus m'ataine,
Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant ;
Mon ami est, qui me fait entendant
D'un cygne blanc que c'est un corbeau noir ;
Et qui me nuit, crois qu'il m'aide à pourvoir ;
Bourde, verté, aujourd'hui m'est tout un ;
Je retiens tout, rien ne sait concevoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Prince clément, or vous plaise savoir
Que j'entends mout et n'ai sens ne savoir :
Partial suis, à toutes lois commun.
Que sais-je plus ? Quoi ? Les gages ravoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Épitaphe de Villon ou ballade des pendus

Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Si frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis ;
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis ;
Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis ;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
À lui n'ayons que faire ni que soudre.
Hommes, ici n'a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Ballade finale

Ici se clôt le testament
Et finit du pauvre Villon.
Venez à son enterrement,
Quand vous orrez le carillon,
Vêtus rouge com vermillon,
Car en amour mourut martyr :
Ce jura-t-il sur son couillon
Quand de ce monde vout partir.

Et je crois bien que pas n'en ment,
Car chassé fut comme un souillon
De ses amours haineusement,
Tant que, d'ici à Roussillon,
Brosse n'y a ne brossillon
Qui n'eût, ce dit-il sans mentir,
Un lambeau de son cotillon,
Quand de ce monde vout partir.

Il est ainsi et tellement,
Quand mourut n'avoit qu'un haillon ;
Qui plus, en mourant, malement
L'époignoit d'Amour l'aiguillon ;
Plus aigu que le ranguillon
D'un baudrier lui faisoit sentir
(C'est de quoi nous émerveillon)
Quand de ce monde vout partir.

Prince, gent comme émerillon,
Sachez qu'il fit au départir :
Un trait but de vin morillon,
Quand de ce monde vout partir.

Renée Vivien70

Invocation à la lune

Ô Lune chasseresse aux flèches très légères,
Viens détruire d'un trait mes amours mensongères !
Viens détruire les faux baisers, les faux espoirs,
Toi dont les traits ont su percer les troupeaux noirs !

Toi qui fus autrefois l'Amie et la Maîtresse,
Incline-toi vers moi, dans ma grande détresse !...
Dis-moi que nul regard n'est divinement beau
Pour qui sait contempler le grand regard de l'eau !...

Ô Lune, toi qui sais disperser les mensonges,
Éloigne le troupeau serré des mauvais songes !
Et, daignant aiguiser l'arc d'argent bleu qui luit,
Accorde-moi l'espoir d'un rayon dans la nuit !

Ô Lune, toi qui sais rendre l'âme à soi-même
Dans sa vérité froide, indifférente et blême !
Ô toi, victorieuse adversaire du jour,
Accorde-moi le don d'échapper à l'amour !

Voltaire71

Épigramme

L'autre jour, au fond d'un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron.
Que pensez-vous qu'il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva..


  1. Alphonse Allais : 1854 - 1905 

  2. Guillaume Apollinaire : 1880 - 1918 

  3. Louis Aragon : 1897 - 1982 

  4. Barbara : 1930 - 1997 

  5. Charles Baudelaire : 1821 - 1867 

  6. Joachim du Bellay : 1522 - 1560 

  7. Yves Bonnefoy : 1923-2016 

  8. Daniel Boulanger : 1922-2014 

  9. Georges Brassens : 1921 - 1981 

  10. André Breton : 1896 - 1966 

  11. Berthe Burko-Falcman : 1935- 

  12. Maurice Carême : 1899 - 1978 

  13. René Char : 1907 - 1988 

  14. Charles d'Orléans : 1394 - 1465 

  15. Paul Claudel : 1868-1955 

  16. Jean Cocteau : 1889-1963 

  17. Tristan Corbière : 1845 - 1875 

  18. Pierre Corneille : 1606 - 1684 

  19. Charles Cros : 1842 - 1888 

  20. Lydis Dattas : 1949- 

  21. Michel Deguy 1930-2022 

  22. Robert Desnos : 1900 - 1945 

  23. Anne Dujin : 1990 ?- 

  24. Paul Eluard : 1895 - 1952 

  25. Léon-Paul Fargue : 1876 - 1947 

  26. Léo Ferré : 1916 - 1993 

  27. Brigitte Fontaine : 1939- 

  28. Paul Fort : 1872 - 1960 

  29. Georges Fourest : 1864 - 1945 

  30. André Frénaud : 1907-1993 

  31. Théophile Gautier : 1811 - 1872 

  32. Jean Genet 1910-1986 

  33. Guillaume IX duc d'Aquitaine : 1071 - 1126 

  34. Du latin hospitalis (« hospitalier »). 

  35. Contre-clef, remède 

  36. Guillevic : 1907-1997 

  37. Victor Hugo : 1802 - 1885 

  38. Max Jacob : 1876 - 1944 

  39. Alfred Jarry : 1873-1907 

  40. Louise Labé : 1524 - 1566 

  41. Jules Laforgue ; 1860-1887 

  42. Jean de La Fontaine : 1621 - 1695 

  43. Boby Lapointe : 1922 - 1972 

  44. Pierre Mac Orlan : 1882 - 1970 

  45. Stéphane Mallarmé : 1842 - 1898 

  46. Clément Marot : 1496 - 1544 

  47. Henri Michaux : 1899 - 1984 

  48. Alfred de Musset : 1810 - 1857 

  49. Gérard de Nerval : 1808 - 1855 

  50. Charles Péguy : 1873 - 1914 

  51. Georges Perec : 1936 - 1982 

  52. Francis Ponge : 1899 - 1988 

  53. Jacques Prévert : 1900 - 1977 

  54. Sully Prudhomme : 1839 - 1907 

  55. Raymond Queneau : 1903 - 1976 

  56. Jean Racine : 1639-1699 

  57. Pierre Reverdy : 1889-1960 

  58. Arthur Rimbaud : 1854 - 1891 

  59. Pierre de Ronsard : 1524 - 1585 

  60. Jacques Roubaud : 1932-2024 

  61. Claude Roy : 1915-1997 

  62. Philippe Soupault 1897-1990 

  63. Anne Sylvestre : 1934-2020 

  64. Saint-John Perse : 1887-1975 

  65. Charles Trenet : 1913 - 2001 

  66. Paul Valéry : 1871 - 1945 

  67. Paul Verlaine : 1844 - 1896 

  68. Boris Vian : 1920 - 1959 

  69. François Villon : 1431 - 1463 

  70. Renée Vivien : 1877 - 1909 

  71. Voltaire : 1694-1778