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III Voix Américaines

AMÉRICAINE (ÉTATS-UNIS)

Maya Angelou1

Pourtant je m'élève

Vous pouvez me rabaisser pour l'Histoire2
Avec vos mensonges amers et tordus,
Vous pouvez me traîner dans la boue
Mais comme la poussière, je m'élève encore,

Mon insolence vous met-elle en colère ?
Pourquoi vous drapez-vous de tristesse
De me voir marcher comme si j'avais des puits
De pétrole pompant dans mon salon ?

Comme de simples lunes et de simples soleils,
Avec la certitude des marées
Comme de simples espoirs jaillissants,
Je m'élève encore.

Voulez-vous me voir brisée ?
La tête et les yeux baissés ?
Les épaules tombantes comme des larmes.
Affaiblie par mes sanglots émus.

Est-ce mon dédain qui vous blesse ?
Ne prenez-vous pas affreusement mal
De me voir rire comme si j'avais des mines
d'or creusant dans mon jardin ?

Vous pouvez m'abattre de vos paroles,
Me découper avec vos yeux,
Me tuer de toute votre haine,
Mais comme l'air, je m'élève encore.

Ma sensualité vous met-elle en colère ?
Cela vous surprend-il vraiment
De me voir danser comme si j'avais des
Diamants, à la jointure de mes cuisses ?

Hors des baraques des hontes de l'histoire
Je m'élève
Surgissant d'un passé enraciné de douleur
Je m'élève
Je suis un océan noir, bondissant et large,
Jaillissant et gonflant je porte la marée.
En laissant derrière moi des nuits de terreur et de peur
Je m'élève
Vers une aube merveilleusement claire
Je m'élève
Apportant les présents que mes ancêtres m'ont donnés,
Je suis le rêve et l'espérance de l'esclave.
Je m'élève
Je m'élève
Je m'élève

Charles Bukowski3

Vies de merde

le vent souffle fort ce soir
un vent glacial
et je pense aux
copains à la rue.
j'espère que quelques-uns ont une bouteille
de rouge.

c'est quand on est à la rue
qu'on remarque que
tout
est propriété de quelqu'un
et qu'il y a des serrures sur
tout.
c'est comme ça qu'une démocratie
fonctionne :
on prend ce qu'on peut,
on essaie de le garder
et d'ajouter d'autres biens
si possible.

c'est comme ça qu'une dictature
aussi fonctionne
seulement elle a soit asservi soit
détruit ses
rebuts.

nous on se contente d'oublier
les nôtres.
dans les deux cas
le vent
est fort
et glacial.

Bob Dylan4

Blowin'in the wind

Combien de routes un homme doit-il parcourir,
Avant qu'il ne mérite ce titre ?
Combien de mers, la blanche colombe doit-elle traverser,
Avant de trouver repos sur le sable ?
Oui et combien de temps les canons doivent-ils encore tonner,
Avant qu'ils ne soient, à tout jamais proscrits ?
La réponse mon ami,
La réponse est soufflée par le vent

Combien d'années une montagne peut-elle exister,
Avant d'être balayée par la mer ?
Et combien d'années certains peuples doivent-ils vivre,
Avant qu'il leur soit permis d'être libres ?
Oui et jusqu'à quand un homme doit-il détourner le regard,
En faisait croire qu'il n'a rien vu ?
La réponse mon ami,
La réponse est soufflée par le vent

Combien de fois un homme doit-il lever les yeux,
Avant d'apercevoir le ciel ?
Oui et combien d'oreilles un homme doit-il porter,
Avant t'entendre les pleurs des autres ?
Oui et combien de morts faudra-il pour savoir
Que bien trop d'homme sont morts pour rien ?
La réponse mon ami
La réponse est soufflée par le vent

Don't think twice it's all right

Ça sert à rien de rester assise et chercher à comprendre, bé'
Ça n'a pas d'importance de toutes façons.
Et ça ne sert à rien de rester assise et chercher à comprendre, bé'
Si tu n'as toujours pas compris.
Au petit matin quand le coq chantera
Regarde par la fenêtre, je serai parti
Tu es la cause de mon exil,
Mais n'y pense plus, tout va bien.

Ca ne sert a rien d'allumer ta flamme, bé'
Cette flamme que je n'ai jamais entrevue
Et ça ne sert a rien d'allumer ta flamme bé'
Je reste du côté obscur
J'aimerais qu'il y ait encore quelque chose que tu puisses dire ou faire
Pour me faire changer d'avis et rester.
On n'a jamais sérieusement discuté tous les deux,
Mais n'y pense plus, tout va bien.

Ça sert a rien de crier mon nom, poupée
Tu ne l'as jamais fait avant
Ça sert a rien de crier mon nom, poupée
Je ne peux déjà plus t'entendre
J'essaie de me remémorer et je m'interroge le long de cette route,
J'ai, une fois, aimé une femme, je parle là d'une gamine,
Je lui ai offert mon cœur mais elle, elle voulait prendre mon âme,
Mais n'y pense plus, tout va bien.

Je marche le long de cette route solitaire, bé'
Je ne sais même pas où elle me mène.
Au revoir est un mot top doux,
Alors je te fais mes adieux
Ça ne veut pas dire que tu as mal agi avec moi
T'aurais sans doute pu faire mieux, mais c'est pas grave
T'auras juste gâché un temps qui m'était précieux
Mais n'y pense plus, tout va bien.

Like a rolling stone

Autrefois tu portais de beaux vêtements
En ces temps glorieux, tu jetais une pièce aux clochards, pas vrai ?
Certains t'avaient prévenue, ils te disaient que ta chute était imminente,
Tu pensais qu'ils se moquaient tous de toi.
Tu te fichais pas mal,
De tous ceux qui vivaient dans la rue.
Maintenant tu la ramènes moins,
Maintenant t'es pas très fière
D'avoir à mendier ton prochain repas

(refrain) Qu'est ce que ça fait ?
Qu'est ce que ça fait ?
D'être à la rue
Comme une parfaite inconnue
Juste comme une pierre qui roule ?

D'accord, t'as fréquenté les meilleures écoles, Mam'zelle solitude,
Mais tu sais que ça ne t'a apporté que le vernis des apparences.
Personne ne t'a jamais appris à vivre dans la rue,
Et maintenant tu t'aperçois qu'il va falloir t'y faire
Tu disais que tu ne pactiserais jamais
Avec le mystérieux vagabond, mais a présent, tu vois (1)
Qu'il ne te laisse aucune alternative.
Alors tu te jettes dans le néant de son regard
Et lui demande : « Est ce qu'on peut s'arranger ? »

(refrain)

Tu n'as jamais daigné remarquer l'irritation
Des amuseurs, qui venaient faire leur numéro pour te distraire.
Tu n'y voyais pas d'injustice.
Ne laisse pas les autres prendre ton pied à ta place.
Tu paradais sur ton cheval de chrome avec ton diplomate.
Il portait sur l'épaule un chat siamois.
C'a n'a pas été trop dur de t'apercevoir,
Qu'il n'était pas celui que tu croyais,
Après qu'il t'a volé tout ce qu'il a pu.

(refrain)

Princesses des hautes tours et gens de fortune,
Trinquent ensemble et pensent que pour eux, la partie est gagnée.
Ils échangent toute espèce de cadeaux précieux,
Tu ferais bien mieux d'aller porter ta bague aux clous.
Tu te moquais tellement,
De ce Napoléon en guenilles et de son langage
Vas vers lui maintenant, il t'appelle, tu ne peux plus refuser,
Quand tu n'as rien, tu n'as plus rien à perdre
Tu es invisible maintenant, tu n'as plus de secret à cacher.

Louise Glück5

Une œuvre de fiction

Alors que je tournais la dernière page, après de nombreuses nuits, une vague de tristesse m'a submergé. Où étaient-ils tous partis, ces gens qui m'avaient semblé si réels ? Pour me distraire, je suis sorti marcher seul dans la nuit ; instinctivement, j'ai allumé une cigarette. Dans l'obscurité, la cigarette brillait, comme un feu allumé par un survivant. Mais qui verrait cette lumière, cet infime point au milieu des étoiles infinies ? Je suis resté un moment dans l'obscurité, la cigarette brillait et devenait de plus en plus petite, chaque respiration me détruisant patiemment. Comme c'était petit, comme c'était bref. Bref, bref, mais en moi maintenant, ce que les étoiles ne pourraient jamais être.

Jim Morrison6

La Sensation Amoureuse

Laisse couler ton corps,
Mélange-toi au décor,
Ces sentiments que tu n'as jamais connus,
Vont se mettre à nu.

Qu'est ce que l'amour ?
Un sentiment lourd.
Qu'est-ce que la haine ?
C'est quand tu lui fais de la peine.

Tu n'es qu'un visage,
Tu regardes le monde.
Mais un jour elle te dévisage
Et apparaît une sensation d'onde.

Tu viens de commencer,
Commencer d'aimer.
Est ce que ça va se finir ?
Ça dépendra de votre plaisir.

Vous commencez à vous parler,
Est-ce ta destinée ?
Elle a 17 ans,
Et toi 22 ans.

Mais vous vous aimez,
Vous fuyez le monde.
Vous filez comme une fronde.
Vous vous aimez.

Sylvia Plath7

Coquelicots en juillet

Petits coquelicots, petites flammes d'enfer,
Vous ne faites pas mal ?

Vous tremblez. je ne sais pas vous toucher.
Je mets les mains dans les flammes. Rien ne brûle.

Et cela m'épuise de vous regarder
Trembler comme ça, rouge vifs et froissés comme une bouche.

Une bouche que l'on vient d'ensanglanter.
Oh ! petites jupes sanglantes !

Il y a des vapeurs que je ne peux toucher.
Où est votre opium, où sont vos capsules écœurantes ?

Si je pouvais saigner, ou dormir !--
Si ma bouche pouvait épouser une blessure pareille !

ou vos sucs distiller pour moi, dans cette capsule de verre,
Une stupeur, un apaisement.

Mais pas de couleur. Pas de couleur8.

Le miroir

Je suis d'argent et exact. Je n'ai pas de préjugés.
Tout ce que je vois je l'avale immédiatement,
Tel quel, jamais voilé par l'amour ou l'aversion.
Je ne suis pas cruel, sincère seulement ---
L'œil d'un petit dieu, à quatre coins.
Le plus souvent je médite sur le mur d'en face.
Il est rose, moucheté. Je l'ai regardé si longtemps
Qu'il semble faire partie de mon cœur. Mais il frémit.
Visages, obscurité nous séparent encore et encore.

Maintenant je suis un lac. Une femme se penche au-dessus de moi,
Sondant mon étendue pour y trouver ce qu'elle est vraiment.
Puis elle se tourne vers ces menteuses, les chandelles ou la lune.
Je vois son dos, et le réfléchis fidèlement.
Elle me récompense avec des larmes et une agitation de mains.
Je compte beaucoup pour elle. Elle va et vient.
Chaque matin c'est son visage qui remplace l'obscurité.
En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille femme
Se jette sur elle jour après jour, comme un horrible poisson.

Edgar Allan Poe9

Le Corbeau

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d'une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C'est quelque visiteur, - murmurai-je, - qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n'est que cela et rien de plus.»
Ah ! distinctement je me souviens que c'était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Léonore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Léonore, - et qu'ici on ne nommera jamais plus.
Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour ; si bien qu'enfin pour apaiser le battement de mon coeur, je me dressai, répétant :
« C'est quelque visiteur attardé sollicitant l'entrée à la porte de ma chambre ; - c'est cela même, et rien de plus.»

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, dis-je, ou madame, en vérité, j'implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu frapper à la porte de ma chambre, qu'à peine étais-je certain de vous avoir entendu.» Et alors j'ouvris la porte toute grande ; - les ténèbres, et rien de plus.
Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l'immobilité ne donna aucun signe, et le seulmot proféré fut un nom chuchoté : « Léonore ! » - C'était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Léonore ! » Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j'entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, - dis-je, - sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère. Laissons mon coeur se calmer uninstant, et explorons ce mystère ; - c'est le vent, et rien de plus.»

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute ; mais avec la mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se perchasur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; - il se percha, s'installa, et rien de plus.

Alors, cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, - lui dis-je, - soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quelest ton nom seigneurial aux rivages de la nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas une bien grand sens et ne me fût pas d'un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d'un nom tel - Jamais plus !Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne
prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, - jusqu'à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D'autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées.» L'oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d'à-propos : Sans doute, - dis-je, - ce qu'il prononce est tout son bagage de savoir, qu'il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu'à ce que ses chansons n'eussent plus qu'un
seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : « Jamais - jamais plus ! »

Mais le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l'oiseau et du buste et de la porte ; alors, m'enfonçant dans le velours, je m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son - Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n'adressant plus une syllabe à l'oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond du coeur : je cherchai à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, - ah ! jamais plus  ! »

Alors, il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient les séraphins dont les pas frôlaient le tapis de ma chambre. « Infortuné ! - m'écriai-je, - ton Dieu t'a donné par ses anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Léonore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Léonore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus »

« Prophète ! - dis-je, - être de malheur ! oiseau ou démon ! mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté, - dis-moi sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t'en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus  ! »

« Prophète ! - dis-je, - être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Léonore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Léonore.» Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! - hurlai-je en me redressant. - Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever, - jamais plus !

traduction de Charles Baudelaire

Ezra Pound10

Le mandat

Allez, mes chansons, vers le solitaire et l'inassouvi,
Allez aussi vers le tourmenté, allez vers l'asservi-par-habitude,
Portez-leur mon mépris pour ceux qui les oppriment.
Allez telle une grande vague d'eau fraîche,
Portez mon mépris pour ceux qui oppriment.

Parlez contre l'oppression aveugle,
Parlez contre la tyrannie du non-poème,
Parlez contre les prisons.
Allez vers la provinciale qui se meurt d'ennui,
Allez vers les femmes dans leurs maisons.
Allez vers les mal mariés,
Allez vers ceux qui dissimulent leur échec,
Allez vers les couples dépareillés,
Allez vers l'épouse achetée,
Allez vers la femme imposée.

Allez vers ceux qui ont un désir fragile,
Allez vers ceux dont les passions fragiles sont déjouées,
Allez tel un fléau à travers la morosité du monde ;
Allez à la pointe des mots contre ceci,
Renforcez les liens délicats,
Ramenez la confiance sur les algues et les filaments de l'âme.

Allez avec bienveillance,
Allez libérer la parole.
Soyez avides de trouver des maux nouveaux et un bien nouveau

Soyez contre toute forme d'oppression.
Allez vers ceux qui sont morts entre deux âges,
Allez vers ceux dont l'intérêt s'est perdu.

Allez vers l'adolescence étouffée par la famille
--- O combien est-il odieux
De voir trois générations emmêlées dans une maison
Tel un viel arbre avec ses bourgeons,
Et des branches qui pourrissent et tombent.

Sortez et bravez l'opinion publique,
Dressez-vous contre la servitude végétale du sang.
Soyez contre toutes les fatalités.

Everett Ruess11

Chant de la vie sauvage

Dites que j'ai eu soif et faim ; que je fus las et perdu ;
Que je brûlai, aveuglé par le soleil du désert ;
Titubant, assoiffé, affligé d'étranges maux ;
Esseulé, trempé, gelé, mais que je vécus mon rêve !

Walt Whitman12

J'entends chanter l'Amérique

J'entends chanter l'Amérique, j'ai dans l'oreille la variété des chants,
Le chant des ouvriers, chacun chante le sien comme il se doit, joyeux fort,
Le charpentier chante le sien cependant qu'il mesure la planche la poutre,
Le maçon chante le sien, il se prépare pour son travail ou il le quitte,
Le marinier chante le sien, le chant de ce qui est à lui dans sa barque, l'homme
de pont sur le pont du steamer chante le sien,
Le cordonnier chante le sien, assis à son établi, le chapelier le sien debout à sa
table,
Le chant du bûcheron, le chant du garçon laboureur qui s'en va dans le matin,
ou au repos le midi ou au coucher du soleil,
La délicieuse chanson de ta mère, la jeune femme à son travail, la jeune fille
qui lave ou bien qui coud,
Chacun chante ce qui lui appartient à lui ou à elle, à personne d'autre,
Le jour ce qui est au jour -- la nuit l'équipe de jeunes compagnons, robustes,
amicaux,
Chantent la bouche ouverte leurs puissantes mélodies.

AMÉRINDIENNE PRÉCOLOMBIENNE

Aztèque

Prince Netzahualcoyotl13

Réjouissez-vous

Réjouissez-vous des fleurs qui enivrent,
celles qui sont dans nos mains.
Que l'on se pare
de colliers de fleurs.
Nos fleurs des jours de pluie,
fleurs odorantes,
ouvrent leurs corolles.
L'oiseau vient en marchant par ici,
il babille et chante,
il visite la maison du dieu.
C'est seulement avec nos fleurs
que nous nous réjouissons.
C'est seulement par nos chants
que se dissipe votre tristesse.
Ô seigneurs, c'est ainsi que
votre chagrin se dissipe.
C'est le Donneur de vie qui les invente,
il les a fait descendre,
l'inventeur de soi-même,
fleurs enchanteresses,
avec elles votre chagrin se dissipe.

Je pose la question

Moi, Netzahualcoyotl, je pose la question :
Se peut-il vraiment que nous vivions enracinés à la terre ?
Nous ne sommes pas pour toujours sur la terre,
mais pour un instant seulement.
Même le jade se brise,
même l'or se rompt,
même la plume de quetzal se déchire.
Nous ne sommes pas pour toujours sur la terre,
mais pour un instant seulement.

Je vois ce qui est secret...

Je vois ce qui est secret, ce qui est caché :
Ô seigneurs,
nous sommes mortels,
quatre par quatre, nous les hommes
devrons partir,
nous devons tous mourir sur cette terre...

Personne en jade,
personne en or ne se convertira,
ne se gardera sur la terre.
Nous irons tous là-bas,
de la même manière.
Personne ne restera,
nous disparaîtrons tous,
comme une peinture
nous nous effacerons.
Comme une fleur
nous nous fanerons
ici sur cette terre.
Comme un vêtement en plumes d'oriole,
l'oiseau précieux au cou d'hévéa,
nous nous userons
et nous rendrons chez lui.

Il est venu à nous,
la tristesse de ceux qui vivent en lui
tournoie...
Méditez cela, seigneurs,
aigles et jaguars,
même si vous étiez de jade,
même si vous étiez d'or,
vous partiriez là-bas,
dans la demeure des ombres...
Nous devons disparaître,
personne ne pourra rester14.

Tu écris avec des fleurs...

Tu écris avec des fleurs, Donneur de vie,
avec des chants tu donnes des couleurs,
avec des chants tu donnes de l'ombre
à ceux qui doivent vivre sur la terre.
Puis tu détruiras les aigles et les jaguars,
nous vivons seulement dans ton livre d'images peintes,
ici sur la terre.
D'une encre noire tu effaceras
la fratrie,
la communauté, la lignée.
Tu donnes de l'ombre à ceux qui doivent vivre sur la terre.

Tlaltecatzin de Huauchinango15

Personne en réalité ne vit sur la terre

Le Donneur de la Vie se moque de nous ;
nous poursuivons un rêve,
ô mes amis,
nos cœurs sont confiants,
mais en réalité il se moque de nous.

Attendris, délectons-nous,
au milieu de la nature et des peintures.
Le Donneur de la Vie nous fait vivre,
il sait, il détermine
comment mortels nous mourrons.

Personne, personne, personne
en réalité ne vit sur la terre.

Guarani

Chant du jaguar

Je laisse mes traces
sur tous les chemins
mais nul n'ose me suivre.

J'ai tué
le chasseur maladroit,
détruit des récoltes,
dévoré des enfants
et le sein de leurs mères.

Je suis le plus beau
des enfants du démon.
Ceux qui me voient tremblent,
ceux qui rêvent de moi
jamais plus
ne pourront aimer une femme.

Le soleil m'appelle,
la lune
veut se coucher près de moi.
La nuit, d'un bond,
j'entre dans le cœur
de ceux qui dorment
et ils ne se réveillent jamais.

Quand tu m'aimais

Il fut un temps,
quand tu m'aimais,
où j'allais chasser le cerf.
Je chassais plus que quiconque.
Les enfants me suivaient.
Quand je revenais avec les grands quartiers de venaison,
c'était la fête au village,
et nous faisions griller la viande
et nous dansions, et moi,
au centre de tous,
je chantais seulement pour toi.

Aujourd'hui je chasse des crapauds
et des chauves-souris noires
et je fais des enchantements
et je caresse des serpents
et je vis dans l'obscurité.

Quand tu m'aimais,
j'étais le roi du monde.
Maintenant que tu ne m'aimes plus,
je suis le seigneur des enfers.

Plus humains

Le singe fait des singeries, le toucan porte son habit de gala,
le caïman bâille en prenant son bain.
Le serpent est heureux, sa sonnette crépite.
Et le crapaud enfle, on dirait qu'il va éclater.
Le chiroptère se suspend la tête en bas
pour rêver à la perdrix dont il est amoureux.
Le cerf est devenu fou et court vers le chasseur.
Le hibou ouvre grand ses yeux
et regarde tout sans rien comprendre,
tandis que le pic-vert travaille jour et nuit
pour se fabriquer un cercueil.
« Je veux que l'on m'enterre comme un roi ! » dit-il.
Les fourmis rompent la colonne et crient « Sauve qui peut ! »
car elles ont aperçu le fourmilier.

Avec des crayons de couleur je dessine tout cela
pour que mon fils,
dans cette pièce obscure, dans ces rues sales
sans arbres ni ciel,
sache qu'il y a là-bas dans son pays
de beaux animaux
plus humains que l'homme.

Quechua16

Yaravi

Ma mère, au milieu des nuages
et de la pluie, m'avait conçu,
pour me voir errer comme les nuages,
pour me voir pleurer comme la pluie.

Tu es né dans le berceau du martyre,
m'a-t-elle dit, dans sa douleur.
Quand elle m'enveloppait dans les langes,
elle a pleuré comme la rivière en crue.

Il n'est guère possible que connaisse le monde
un malheureux comme moi.
Maudite soit pour toujours
cette nuit où je naquis.

Pas même mon père

Le soleil s'est levé
avec quatre rayons lumineux
et reflétant
la lune.

Le soleil n'est pas mon père,
la lune n'est pas ma mère,
pour désunir
deux amants.

Pas même mon père,
Pas même ma mère,
ne séparera
deux amants.

Yuma

Les paroles de l'oiseau cardinal

On demanda au cardinal de chanter. Il ne voulut pas provoquer d'incendies. Il parla seulement de sa liberté, de sa vie sans entraves au milieu des nuages et des vents. Il dit qu'une fois il rêva de certaines danses, mais ajouta que pour lui le rêve était la meilleure des danses.

POÉSIE AMÉRINDIENNE

Apaches et Navajos

Désert

Ton silence
est le silence
du silence...

Vent

Donne-moi ta voix,
celle que j'entends.
Mais donne-moi
aussi
ton silence.

Pluie

Quand tu mourras,
la terre entière
mourra.
Parce que
tu la portes sur ton dos.

Dans la beauté je  marcherai

Que mes  pas me portent dans la beauté
Que mes pas me portent tout le long du jour
Que mes pas me portent à chaque retour des saisons
Pour que la beauté me revienne
Beauté des oiseaux
Beauté joyeuse des oiseaux
Que mes pas me portent sur le chemin gorgé de pollen
Que mes pas  me portent dans la danse des sauterelles
Que mes pas me portent dans la rosée fraîche
Et que la beauté soit avec  moi
Que mes pas me portent vers la beauté qui me précède
Que mes pas me portent vers la beauté qui me succède
Que mes pas me portent vers la beauté du ciel
Que mes  pas  me portent vers la beauté qui m'entoure
Que mes pas  me portent
dans la vieillesse
sur un chemin de beauté
vers une vie nouvelle
Et dans la beauté je marcherai
Dans la beauté je  marcherai

Chant cérémoniel

C'est beau en vérité, c'est beau.
Je suis l'esprit à l'intérieur de la terre,
Les pieds de la terre sont mes pieds,
Les jambes de la terre sont mes jambes,
La force de la terre est ma force.
C'est beau en vérité, c'est beau.
Les pensées de la terre sont mes pensées,
La voix de la terre est ma voix,
La plume de la terre est ma plume,
Tout ce qui appartient à la terre m'appartient,
Tout ce qui entoure la terre m'entoure,
Et moi je suis la parole sacrée de la terre.
C'est beau en vérité, c'est beau...

Iroquois

Nous rendons grâce à notre mère la terre

Nous rendons grâce à notre mère la terre, qui nous soutient.
Nous rendons grâce aux rivières et aux ruisseaux qui nous donnent l'eau.
Nous rendons grâce à toutes les plantes qui nous donnent les remèdes contre nos maladies.
Nous rendons grâce au maïs et à ses sœurs les fèves et les courges, qui nous donnent la vie.
Nous rendons grâce aux haies et aux arbres qui nous donnent leurs fruits.
Nous rendons grâce au vent qui remue l'air et chasse les maladies.
Nous rendons grâce à la lune et aux étoiles qui nous ont donné leur clarté après le départ du Soleil.
Nous rendons grâce à notre grand-père Hé-no, pour avoir protégé ses petits-enfants des sorcières et des reptiles, et nous avoir donné sa pluie.
Nous rendons grâce au Soleil qui a regardé la terre d'un oeil bienfaisant.
Enfin, nous rendons grâce au Grand Esprit en qui s'incarne toute bonté et qui mène toutes choses pour le bien de ses enfants.

Plenty Coups17

Message d'adieu

Passent encore quelques soleils, et on ne nous verra plus ici.
Notre poussière et nos ossements se mêleront à ces prairies.
Je vois comme dans une vision, mourir la lueur de nos feux du conseil,
leurs cendres devenues froides et blanches.
Je ne vois plus s'élever les spirales de fumée au-dessus de nos tentes.
Je n'entends plus le chant des femmes préparant le repas.
Les antilopes ont fui ; les terres des bisons sont vides.
On n'entend plus que la plainte des coyotes.
La "médecine" de l'homme blanc est plus forte que la nôtre ;
le cheval de fer s'élance sur les pistes du bison.
Il nous parle à travers son "esprit qui murmure".
Nous sommes comme des oiseaux à l'aile brisée.
Mon coeur est froid au-dedans de moi.
Mes yeux se troublent ! Je suis vieux.

Maya

Adela Delgado Pop18

J'aime

J'aime la nuit
parce qu'elle apporte le son du silence
que l'on ne peut écouter en plein jour
à cause de tant de bruit stupide.

J'aime l'obscurité
parce qu'elle me montre
les choses comme elles sont
et non comme mon imagination
voudrait les voir.

J'aime l'aube
parce qu'elle a coutume d'être froide et cohérente
même si le jour doit être
une canicule d'enfer.

J'aime la lune
parce qu'elle teint tout d'argent,
comme si tout était
également précieux, également superflu.

J'aime la nuit
car elle est intemporelle
parce que c'est l'heure des âmes
et des autres formes de vie
Nezahualcoyotl

J'aime la mort
car elle est définitive
parce que c'est l'unique partage des eaux
que j'ai appris à respecter.

Sonora (Mayo, Papago, Seis, Yaqui)

Et Zenona ne pleura point (Mayo)

Zenona, quand je mourrai
ne verse pas une larme
car je veux aller sans délai
au ciel et si tu pleures
tes larmes mouilleront
les ailes de ma petite colombe
quand elle sortira par ma bouche
et l'oiseau tombera
à terre.
Aussi, femme,
quand je mourrai ne pleure pas,
ne verse pas une larme.

Et Zenona ne pleura point.

Chanson du vent joyeux (Seris)

Vent rapide, vent joyeux,
vent qui fais sauter l'eau :
Fais que la mer, de poissons
remplisse ce filet que je tends sur l'eau.

Vent rapide, vent joyeux,
vent qui nais au petit matin :
Fais que je parvienne à la plage
où m'attend une empreinte d'amour.

Chanson de la mort

Quel beau chemin
suit le défunt Seri,
qu'il a trouvé dans le ciel :
il est parti en dansant.

L'île

Regarde-moi danser,
je suis énorme et lourde
mais je peux danser.

Regarde les pans de ma robe
qui ondoient de-ci de-là,
de-ci de-là :
ce sont les vagues de la mer
sur mes plages.

Les bois du cerf (Yaqui)

Quel bonheur d'être cerf !
Joyeux je vais par les collines
trottant parmi tant de fleurs,
tant d'épines.
Et mes bois, blancs de lune,
se dressent au vent dans l'attente du soleil.

Le flamboyant (Yaqui)

Nous vîmes cette fleur
alors que nous cherchions
une fleur différente.
C'est un arbre qui aime
la lumière du jour.
C'est un arbre
qui plaît
à la pluie solitaire.

ARGENTINE

Jorge Luis Borgès19

Absence

Il me faudra soulever la vaste vie
qui est encore ton miroir :
Il me faudra la reconstruire chaque matin.
Depuis que tu es partie
combien d'endroits sont-ils devenus vains
et dénués de sens, pareils
à des lumières dans le jour.
Soirs qui furent abri pour ton image,
musiques où toujours tu m'attendais,
paroles de ces temps-là,
il me faudra les briser avec mes mains.
Dans quel creux cacherai-je mon âme
pour ne pas voir ton absence
qui, comme un soleil terrible, sans couchant,
brille définitive et impitoyable ?
Ton absence m'entoure
comme la corde autour de la gorge.
La mer où elle se noie.

Le bonheur

Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve.
Tout se passe pour la première fois.
J'ai vu une chose blanche dans le ciel. On me dit que c'est la lune, mais
que puis-je faire avec un mot et une mythologie ?
Les arbres me font peur. Ils sont si beaux.
Les animaux tranquilles s'approchent pour que je dise leur nom.
Les livres de la bibliothèque n'ont pas de lettres. Quand je les ouvre, elles surgissent.
Parcourant l'atlas je projette la forme de Sumatra.
Celui qui brûle une allumette dans le noir est en train d'inventer le feu.
Dans le miroir, il y a un autre qui guette.
Celui qui regarde la mer voit l'Angleterre.
Celui qui profère un vers de Liliencron est entré dans la bataille.
J'ai rêvé Carthage et les légions qui désolèrent Carthage.
J'ai rêvé l'épée et la balance.
Loué soit l'amour où il n'y a ni possesseur ni possédé mais où tous deux se donnent.
Loué soit le cauchemar, qui nous dévoile que nous pouvons créer l'enfer.
Celui qui descend un fleuve descend le Gange.
Celui qui regarde une horloge de sable voit la dissolution d'un empire.
Celui qui joue avec un couteau présage la mort de César.
Celui qui dort est tous les hommes.
Dans le désert, je vis le jeune Sphinx qu'on vient de façonner.
Rien n'est ancien sous le soleil.
Tout se passe pour la première fois, mais éternellement.
Celui qui lit mes mots est en train de les inventer.

Les justes

Un homme qui cultive son jardin, comme le souhaitait Voltaire.
Celui qui est reconnaissant à la musique d'exister.
Celui qui découvre avec bonheur une étymologie.
Deux employés qui dans un café du Sud jouent une modeste partie d'échecs.
Le céramiste qui médite une couleur et une forme.
Le typographe qui compose bien cette page, qui peut-être ne lui plaît pas.
Une femme et un homme qui lisent les derniers tercets d'un certain chant.
Celui qui caresse un animal endormi.
Celui qui justifie ou cherche à justifier le mal qu'on lui a fait.
Celui qui est reconnaissant à Stevenson d'exister.
Celui qui préfère que les autres aient raison.
Tous ceux-là, qui s'ignorent, sauvent le monde.

Instants

Si je pouvais de nouveau vivre ma vie,
dans la prochaine je tâcherais de commettre plus d'erreurs.
Je ne chercherais pas à être aussi parfait, je me relaxerais plus.
Je serais plus bête que je ne l'ai été,
en fait je prendrais très peu de choses au sérieux.
Je mènerais une vie moins hygiénique.
Je courrais plus de risques,
je voyagerais plus,
je contemplerais plus de crépuscules,
j'escaladerais plus de montagnes,
je nagerais dans plus de rivières.
J'irais dans plus de lieux où je ne suis jamais allé,
je mangerais plus de crèmes glacées et moins de fèves,
j'aurais plus de problèmes réels et moins d'imaginaires.
J'ai été, moi, l'une de ces personnes
qui vivent sagement et pleinement chaque minute de leur vie ;
bien sûr, j'ai eu des moments de joie.
Mais si je pouvais revenir en arrière,
j'essaierais de n'avoir que de bons moments.
Au cas où vous ne le sauriez pas, c'est de cela qu'est faite la vie,
seulement de moments ; ne laisse pas le présent t'échapper.
J'étais, moi, de ceux qui jamais ne se déplacent sans un thermomètre,
un bol d'eau chaude, un parapluie et un parachute ;
si je pouvais revivre ma vie, je voyagerais plus léger.
Si je pouvais revivre ma vie je commencerais d'aller pieds nus
au début du printemps et pieds nus je continuerais jusqu'au bout de l'automne.
Je ferais plus de tours de manège,
je contemplerais plus d'aurores,
et je jouerais avec plus d'enfants,
si j'avais encore une fois la vie devant moi.
Mais voyez-vous, j'ai 85 ans...
et je sais que je me meurs

BOLIVIENNE

Yolande Bédragal20

Rébellion

Je regardais l'immense pampa rêvant de la mer.
Je regardais la pampa tendue, si haute, si sereine, touchant sa façade de verre avec le ciel ; un accord de gris et de violette son manteau, quelle hauteur de beauté ! quelle hauteur de beauté !
Quelle majesté statique le jour de l'altiplano !
Soudain, un enfant pleure.
Parmi la paille rugueuse, avec son vieux ponchito, un enfant pleure.
Parce que ? Qui sait...
L'Indien Aymara porte le cri dans sa race, et sa clameur innée déchire la noblesse sereine du paysage.
Un enfant, un cri humain est une plaie ouverte qui ensanglante ce monde.
Les monolithes mythiques tremblent et tremblent :

les chemins de la paix sont brisés et entrelacés.
Il y a du mal sur terre.
Ce qui était fait de glace brûle.

Les mots doux sont serrés dans les poings
défiant la foudre.
je cours follement sur la pampa ;
Il brûle mon cœur comme une braise.
Il y a du mal sur terre, il y a de l'injustice.

Peut-être que plus loin je trouverai le drapeau que je cherche.
Je veux la gleba ouverte avec ses lèvres sillonnées
comme un livre de musique.
Je veux que ces pleurs d'enfant
qui sont les pleurs du monde se calment.

Franz Tamayo21

Les khantutas

Fleur écarlate royale
des Andes innées,
sa teinte dans laquelle saute le soleil
consacre l'Inca.
Chaque jeune fille
de sang indien féroce
renaît en elle !

BRÉSILIENNE

Carlos Drummond de Andrade22

Atelier en colère

Je veux écrire un sonnet dur
comme aucun poète n'avait osé écrire.
Je veux peindre un sonnet sombre,
sec, étouffant, difficile à lire.

Je veux que mon sonnet, dans le futur,
ne suscite chez personne aucun plaisir.
Et que dans son air malin immature,
il sache en même temps être, ne pas être.

C'est mon verbe antipathique et impur
ça va piquer, ça va te faire souffrir,
tendon de vénus sous le pédicure.

Personne ne s'en souviendra : tiré sur le mur,
chien pissant dans le chaos, tandis qu'Arcturus,
énigme claire, laissez-vous surprendre.

Congrès international de la peur

Provisoirement nous ne chanterons pas l'amour,
qui s'est réfugié plus bas que les souterrains.
Nous chanterons la peur, qui rend stériles les embrassades,
nous ne chanterons pas la haine car elle n'existe pas,
seule existe la peur, notre mère et compagne,
la grand-peur des sertôes, des mers, des déserts,
la peur des soldats, la peur des mères, la peur des églises,
nous chanterons la peur des dictateurs, la peur des démocrates,
nous chanterons la peur de la mort et la peur d'après la mort,
et puis nous mourrons de peur
et sur nos tombes pousseront des fleurs jaunes et craintives.

Oswald de Andrade23

Erreur portugaise

Quand les Portugais sont arrivés
Sous une pluie battante
Ils ont habillé l'Indien
Quelle honte !
Si la matinée avait été ensoleillée,
l'Indien aurait déshabillé
le Portugais24.

Cecília Benevides de Carvalho Meireles25

Portrait

Je n'avais pas alors ce visage
si calme, si triste, si maigre,
ni ces yeux si vides
ni ces lèvres si amères.

Je n'avais pas ces mains si faibles,
si encore si froides si mortes :
je n'avais pas ce cœur
si caché.

Je ne m'attendais pas à cette transformation
si simple, si sûre, si facile :
--- Dans quel miroir ai-je perdu
mon visage ?

Vinicius de Moraes26

La maison

Il y avait une maison
Une maison très drôle
Sans toit
Sans rien
Personne
Ne pouvait entrer
Parce qu'il n'y avait pas de porte
Parce qu'il n'y avait pas de sol
Personne
Ne pouvait dormir dans le hamac
Dans le hall
Parce qu'il n'y avait pas de mur
Personne
Ne pouvait faire pipi
Parce qu'un pot de chambre
Il n'y avait pas
Mais la maison a été construite
Avec beaucoup de soin
Dans la Rue des Fous et des Héros
Numéro Zéro.

Bonheur

La tristesse n'a pas de fin
Le bonheur si

Le bonheur est comme une plume
Que le vent fait voltiger dans l'air
Elle vole si légère
Mais a une vie brève
Parce qu'il lui faut du vent sans discontinuer

Le bonheur du pauvre parait
La grande illusion du carnaval
Les gens travaillent une année entière
Pour un moment de rêve
Pour coudre un déguisement
De roi, de pirate ou de jardinière
Pour que tout se termine
Le mercredi

La tristesse n'a pas de fin
Le bonheur si

La fille d'Ipanema

Regarde quelle belle chose
Pleine de grâce
C'est elle la fille, qui vient et qui passe
Dans un doux balancement sur le chemin de la mer

Demoiselle au corps doré
Par le soleil d'Ipanema
Son balancement est plus qu'un poème
C'est la chose la plus belle que j'aie vu passer

Oh, pourquoi suis-je si seul...
Oh, comme tout est si triste...
Oh, la beauté qui existe
La beauté qui n'est pas qu'à moi,
Qui passe aussi toute seule

Oh, si elle savait que quand elle passe
Le monde entier se rempli de grâce
Et devient plus beau grâce à l'amour
Juste à cause de l'amour...

CANADIENNE ET QUÉBECOISE : CANADIENNE

Margaret Atwood27

Je vais te dire le secret...

Je vais te dire le secret,
à toi, seulement à toi.
Approche-toi. Ce chant
est un appel au secours : aide-moi !
Seul toi, seul toi le peux,
Tu es unique
enfin. Hélas
c'est un chant ennuyeux
mais il fonctionne à chaque fois

Oh enfants

Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans oiseaux ?
Y aura-t-il des grillons, là où vous êtes ?
Y aura-t-il des asters ?
Des palourdes, au minimum.
Peut-être pas des palourdes.

Nous savons qu'il y aura des vagues.
Pas besoin de beaucoup de vie pour celles-là.
Une brise, une tempête, un cyclone.
Des ondulations aussi. Des pierres.
Les pierres sont une consolation.
Il y aura des couchers de soleil, tant qu'il y aura de la poussière.
Il y aura de la poussière.

Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans chansons ?
Sans pins, sans mousses ?
Passerez-vous votre vie dans une grotte,
une grotte scellée avec un conduit d'oxygène,
jusqu'à ce qu'il y ait une panne de courant ?
Vos yeux s'éteindront-ils comme les yeux blancs
des poissons sans soleil ?
Et là-dedans, quel vœu ferez-vous ?

Oh enfants, allez-vous grandir dans un monde sans glace ?
Sans souris, sans lichens ?
Oh enfants, allez-vous grandir ?

La plupart des poèmes...

La plupart des poèmes sont tardifs
Bien sûr : trop tardifs.
Comme une lettre envoyée par un marin
qui arrive après sa noyade...
... il est tard, il est très tard ;
Trop tard pour danser
Pourtant, chante ce que tu peux.
Allume la lumière : continue à chanter
Chante : Continue. 

Robert William Service28

« La Complainte du Pacifiste »

« Nos haines absurdes en valent-elles la peine, quand nous sonnons le glas de nos Morts ?
Pensez-vous que notre gloire et nos conquêtes compenseront les torrents de sang que nous avons versés ?
Les clameurs de notre Victoire consoleront elles le cœur des mères ?

Si la Victoire signifie pour nous un ennemi anéanti et humilié ;
La splendeur et la puissance d'une heure glorieuse et une trêve de plus ou moins un siècle :
Pourtant nous avons condamnés ces hommes à une mort certaine en outrepassant nos droits !

Si par le Triomphe nous prouvons seulement que l'épée que nous rengainons est pure ;
Que la justice, la vérité et l'amour perdurent ; que la liberté trône à son apogée ;
Que les plus faibles n'auront plus peur ; que la raison du plus Fort ne sera pas toujours la Meilleure.

S'il en est ainsi : mais par les plaines baignées de sang, les ravages du feu et de la peur,
Par le grondement déchirant de la Guerre des Guerres, les Morts si doublement chéris...
Notre Victoire est une immense défaite, et elle se moque de nous alors que nous nous félicitons.

La Victoire ! Il ne peut y en avoir qu'une seule, célébrée dans chaque pays :
Nous qui étions adversaires nous nous tenons aujourd'hui au côté de tous nos morts ;
Et dans le silence de notre douleur réciproque, les mains se rejoignent.

Le Triomphe ! Oui, quand renaissant de leurs cendres dans la gloire de leur résurrection
Les âmes de ceux qui se sont sacrifiés guident nos cœurs vers la paix,
Frères d'infortune, d'une voix universelle, Nous clamerons que la Guerre disparaitra.

La Gloire ! Oui, quand de la plus sombre défaite naitra la plus éclatante victoire ;
Quand par-dessus les champs ensanglantés s'élèvera une étoile qui ne déclinera jamais :
Ensuite, et seulement alors, nos Morts sauront qu'ils ne sont pas tombés en vain.

Quand nos petits-enfants parleront de la Guerre comme d'une folie qui aurait pu être évitée ;
Quand nous accepterons de Dieu cette épreuve, et arborerons d'un océan à l'autre
Au nom des Morts la bannière de la Paix... Cela sera la Victoire. »

CANADIENNE ET QUÉBECOISE : QUÉBECOISE

Alfred Desrochers29

Le cycle des bois et des champs

Je suis un fils déchu de race surhumaine,
Race de violents, de forts, de hasardeux,
Et j'ai le mal du pays neuf, que je tiens d'eux,
Quand viennent les jours gris que septembre ramène.

Tout le passé brutal de ces coureurs des bois,
Chasseurs, trappeurs, scieurs de long, flotteurs de cages,
Marchands aventuriers ou travailleurs à gages,
M'ordonne d'émigrer par en haut pour cinq mois.

Et je rêve d'aller comme allaient les ancêtres ;
J'entends pleurer en moi les grands espaces blancs,
Qu'ils parcouraient, nimbés de souffles d'ouragans,
Et j'abhorre comme eux la contrainte des maîtres.30

Chaussé de bottes de sept lieues...

Chaussés de bottes de sept lieues
Buvons à ton chapeau de coyote rayé
Ma douce ma voix ma rivière
Ma rayonnante scriboulinante
Mon anti-satanique rataplanche
Ma Grande Ourse ma Bételgeuse
Mon astragale ma vlimeuse
Ma charmante désincarnée
Ma divertisseuse invétérée
Ma discoureuse de temps qui s'arrête
Entre tes doux bras d'élégance
Tu me slimouchines
Tu me karpates
Ma sidérapante mon envolée
Ma non-catalepsie dans les radiations
Engouffrées au point chaud
Ma rembourrade ma contorsionnée
Ma grégorienne bleu-baiser
Ma sauterelle grande traverseuse
De Terre-Neuve jusqu'en Alaska
Tu me ritournelles des chants sacrés
Ma loveuse mon escoflambeuse
Certains soirs d'orignaux apaisés
Quand je compte sur toi
Comme sur mes doigts d'orteils
Hissé jusqu'à la finesse
De ton âme qui luit claire
De scrimalimeuse de ciboulette
De belle vie que nous menons

Hector de Saint-Denys Garneau31

C'est là un appui

Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise
Et mon pire malaise est un fauteuil où l'on reste
Immanquablement je m'endors et j'y meurs.

Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l'équilibre impondérable entre les deux
C'est là sans appui que je me repose.

Félix Leclerc32

L'alouette en colère

J'ai un fils enragé
qui ne croit ni à Dieu
ni à diable
ni à moi.
J'ai un fils écrasé
par les temples à finance
où il ne peut entrer
et par ceux des paroles
d'où il ne peut sortir.

J'ai un fils dépouillé
comme le fut son père
porteur d'eau
scieur de bois
locataire
et chômeur
dans son propre pays.

Il ne lui reste plus
qu'la belle vue sur le fleuve
et sa langue maternelle qu'on ne reconnaît pas.

J'ai un fils révolté un fils humilié
un fils qui demain sera un assassin.

Alors moi j'ai eu peur
et j'ai crié à l'aide, au secours, quelqu'un !
Le gros voisin d'en face
est accouru armé grossier étranger
pour abattre mon fils une bonne fois pour toutes
et lui casser les reins
et le dos
et la tête
et le bec
et les ailes
alouette
ah...
Mon fils est en prison
et moi je sens en moi
dans le tréfonds de moi pour la première fois
malgré moi malgré moi
entre la chair et l'os
s'installer la colère...

CARAÏBES ANGLOPHONES : ANTIGUA-ET-BARBUDA

Shabana Hunte33

Chère Miss Brute

Elle regarde dans le miroir
Je lui dis qu'elle est moche
Elle met une robe
Je lui dis qu'elle est grosse
Elle me raconte ses problèmes
Je lui dis de me lâcher
Elle pose sa lame de rasoir
Je la ramasse

Tout ce qui est bon
Je le lui vole
Sans le moindre remords
Du moins aujourd'hui
Car je sais une chose
C'est qu'elle me pardonnera
Elle a un cœur immense
Trop grand pour rester tranquille
Brisé comme du verre

Elle est seule
C'est une victime
Je suis une brute
Non je ne suis pas fière
De ce que j'ai fait
Car je suis une brute
Et une victime en même temps

Wilindean Inniss34

Mon masque

J'en ai si gros sur le cœur
Que je ne peux plus penser droit
Personne ne comprend
Je ne suis pas démonstratif je me cache derrière les sourires
Que j'appelle un masque
Et parle si aimablement
Qu'ils ne voient pas la blessure qui est en moi
Je suis devenu tellement introverti et isolé
De ceux que je pensais connaître
Que j'ai atteint la condition
D'ennemi permanent

Kimolisa Mings35

Imparfaite

Je ne suis pas parfaite.
Je ne suis pas harmonieusement
faite d'os, de muscle, de sang, d'organes et de nerfs.
Mon imperfection est si évidente,
ne vois-tu pas ?

Je ne suis pas parfaite.
Je ne marche pas souvent dans la lumière de l'assurance,
la moitié du temps je frémis d'inquiétude
tandis que je vais en aveugle dans l'inconnu.
Ne sens-tu pas mes peurs ?

Je ne suis pas parfaite.
Je ne pourrai jamais être parfaite car le mot lui-même
est un concept sans exemple dans la réalité,
sans existence en ce monde.
Toute fleur a son défaut,
toute personne a ses faiblesses
et pourtant tout, tout le monde est parfait en son imperfection.
Dans mon imperfection, j'ai la possibilité de grandir, de parvenir
au-delà des limitations que je m'impose à moi-même,
qui me sont imposées par autrui.

Je ne suis pas parfaite.
Je suis glorieusement
imparfaite.

CARAÏBES ANGLOPHONES : LA DOMINIQUE

Manuel del Cabral36

Vieux pont

Mon rire est tellement intérieur
que je suis triste quand je ris.

Apprends-moi, vieux pont,
à laisser passer le fleuve.

CARAÏBES ANGLOPHONES : GUYANA

Martin Carter37

Je ne suis pas un soldat

Je ne suis pas un soldat avec un fusil froid sur l'épaule
ni un chasseur d'hommes, ni un chien humain de la mort.
Je suis mon poème, je viens à toi avec une joie particulière
En cette aube pleine d'espoir de la terre, je me lève avec toi, cher ami. 

CARAÏBES ANGLOPHONES : JAMAÏQUE

Bob Marley38

One Love

Un amour, un cœur
Réunissons-nous et sentons-nous bien
Entendez-vous les enfants pleurer
Disant : "Remercions et louons le Seigneur et je me sentirai bien"
Disant : "Unissons-nous et sentons nous bien"
Laisse-les dire toutes leur sales remarques
Il y a une question que j'aimerais vraiment poser :
Y a-t-il une place pour le pécheur sans espoir
Qui a blessé l'humanité juste pour sauver sa peau ?
Crois moi, un amour, un cœur
Unissons-nous et sentons-nous bien
Comme ça l'était au commencement
Et comme ça le devrait être à la fin

Remercions et louons le Seigneur
Et je me sentirai bien
Unissons-nous et sentons-nous bien
Encore une chose,
Unissons-nous pour combattre cette sainte fin du monde
Car quand l'homme y arrivera, il n'y aura pas de destin tragique
Ayez pitié de ceux dont les chances s'amenuisent
Il n'y a pas de place cachée de la part du créateur
Un amour, que pensez-vous d'un seul cœur ?
Unissons-nous et sentons-nous bien
Je plaide pour toute l'humanité
Oh Seigneur !
Remercions et louons le Seigneur
Et je me sentirai bien

Unissons-nous et sentons-nous bien
Remercions et louons le Seigneur

Rédemption

Vieux pirates oui ils m'ont volé
Et vendu aux bateaux d'esclaves
Quelques minutes après qu'ils m'aient attrapé de la plus profonde fosse
Par la main du Tout-Puissant
Nous avançons dans cette génération triomphante
Ne voudrais tu pas m'aider à  chanter ces chansons de liberté ?
Parce que tout ce que j'ai c'est des chansons de rédemption
Des chansons de rédemption

Émancipez-vous de l'esclavage mental
Personne d'autres que nous-mêmes ne peut libérer nos esprits

N'ayons pas peur de l'énergie atomique
Car personne ne peut arrêter le temps
Combien de temps encore tueront-ils nos prophètes ?
Pendant que nous nous tenons à  part et regardons
Certains disent que c'est juste un passage
Nous devons accomplir la prophétie
Ne voudrais tu pas m'aider à  chanter ces chansons de liberté ?
Parce que tout ce que j'ai c'est des chansons de rédemption
Des chansons de rédemption

Claude Mc Kay39

Abandon à la française

Aucune petite peur servile n'entravera ma volonté.
Ce matin, j'ai le courage de dire :
Je serai paresseux, conquérant et immobile.
Je ne perdrai pas mes heures de labeur aujourd'hui.
Le monde extérieur rugissant, insouciant des âmes,
me laissera à mon rêve placide de repos.
Mes quatre murs me protègent de ses goules hurlantes.
Et toutes ses haines ont fui mon cœur tranquille.

Et je me prélasserai ici, me reposant, bien éveillé.
Mort au monde du travail, au monde de l'amour.
Je paresserai, satisfait, juste pour le plaisir de rêver.
Sans la moindre envie de penser ou de bouger.

Comme j'étais fatigué à mourir, comme j'étais fatigué !
Maintenant, pour une journée, je mets mes fardeaux de côté,
Et tel un enfant au milieu des prés,
Sous le soleil du sud, je m'allonge languissant,
Et je sens le lit qui m'entoure, si doux et profond,
Ma force suinte doucement de mes os creux,
Mon esprit inquiet dérive sans but vers le sommeil,
Comme s'adoucissant au son d'une chanson aux tons mélodieux.

CARAÏBES ANGLOPHONES : SAINTE-LUCIE

Derek Walcott40

L'amour après l'amour

Le temps viendra où,
avec allégresse tu t'accueilleras
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira au salut de l'autre

et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l'étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Rends ton cœur
à lui-même, à l'étranger qui t'a aimé

toute ta vie, que tu as négligé
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l'étagère les lettres d'amour,

les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.

CARAÏBES ANGLOPHONES : TRINITÉ-ET-TOBAGO

Cecil Gray41

Une vie

Il avait attendu le train pour Demain
avec la même grimace sournoise sur le visage
serrant un sac fourre-tout gonflé de chagrin,
les yeux fixés sur l'avenir, quelque part ailleurs.

Il était resté là, se préparant à aller
là où ses effusions de mépris ne pourraient plus l'humilier
ni le blesser, laissant des marques visibles
comme si ses coups de fouet étaient alimentés par la haine.

Pendant des années, j'ai été témoin involontaire
de cet asservissement, incapable de comprendre,
jusqu'à présent, pourquoi il portait ce lourd harnais
flagellé par les réprimandes incessantes de son caprice.

Avec sa douleur, il cherchait un train rapide pour quitter
Aujourd'hui et se rendre à une station de bienveillance,
une sur le plan qu'il avait dans sa poche
sur lequel chaque arrêt était une caresse griffonnée.

Mais pour lui, aucun train de ce genre n'arrivait
et il ne trouvait aucun horaire avec des issues de secours.
L'amour le maintenait cloué au pilori, affaibli par chaque coup,
victime désemparée d'une dévotion sans armure.

CARAÏBES FRANCOPHONES : GUADELOUPE

Maryse Condé42

Complainte de Tituba

La pierre de lune est tombée dans l'eau
Dans l'eau de la rivière
Et mes doigts n'ont pu la repêcher,
Pauvre de moi !
La pierre de lune est tombée.
Assise sur la roche au bord de la rivière
Je pleurais et je me lamentais.
Oh ! pierre douce et brillante,
Tu luis au fond de l'eau.

Le chasseur vient à passer.
Avec ses flèches et son carquois
Belle, Belle, pourquoi pleures-tu ?
Je pleure, car ma pierre de lune
Git au fond de l'eau.
Belle, belle, si ce n'est que cela,
Je vais t'aider

Mais le chasseur plongea et se noya.

Didier Destouches43

Sur les chemins du Nord

Sur les chemins du nord de mon île
Il n'y a plus de charrettes remplies
De fagots de cannes à sucre
Il n'y a plus d'hommes racines
Qui passent, riant à l'ombre de leurs
Chapeaux de paille.
Le goût amer du vieux rhum
A délaissé la fraîcheur des mornes
La fillette aux cheveux nattés 
Ne court plus, pieds nus sur
Les herbes chaudes du nord
Les nuages ne forment plus les terribles visages des esprits volants
Des contes de nos grands-mères
Le vieux canari ne déploie plus des enchantements de saveurs sur
Le boucan au charbon de bois
Entouré des familles après la messe
Le soleil ne brille plus dans les eaux
De la mare près du mahogany
Sur les chemins du nord de mon île
S'en vont des fantômes de ti moun
Liés à des écrans du vide, ils s'en vont vers un horizon Déraciné.

Daniel Maximin44

Pour céder une enfance

Savoir recevoir est un don : accueille la main trop chaude des volcans, la main trop fraîche de la mer, la main trop légère de toute île d'élection, l'arc-en-ciel né de soleil et pluie, qui t'aide à redescendre des étoiles aux lucioles

Ne t'inquiète pas pour le cœur, qui passe le sang au tamis du destin, qu'il n'arrête qu'à ta fin. On n'a jamais vu un cœur s'arrêter avant la fin. Et ce n'est jamais lui qui en décide. Ni toi. N'essaie pas d'empêcher la mort de vivre et de sculpter, mais ne lui propose rien, ni date, ni échange, ni sursis. Seulement aider les morts à devenir ancêtres

Surtout n'oublie pas dans l'eau les reflets de l'enfance. Préserve à tout âge d'abord la vertu d'enfance, celle qui fait les renaissances adultes, qui empêche de feindre le rire et les larmes, mais qui laisse rire et pleurer, qui fait de l'amour un jeu d'enfants, un épisode à suivre, une danse sous-marine, un déluge de secrets, une embellie de confidences

Invente des fruits pour tes racines, impose leur présent de mangue de pomme de canne ou de letchi à tes goûts de rêveries et tes odeurs de nostalgies
Invente des soleils sans parasol, des sources face à la mer, des graffitis sans murs
préserve toujours sur tes lèvres un mot chaud un silence et un mot frais
par soif d'échange avec ceux qui entretiennent cette soif

Soufrière

Je suis trop humide pour sentir le roussi. Le feu me
passe en plein cœur mais je ne suis pas le feu.
Seulement une porteuse d'eaux et de flammes, en sources
et en chutes, sans lesquelles l'île ne pourrait pas respirer,
et serait prisonnière entre nuages et mangrove, entre
marais et marées, avec des talons de boues aux ailes
de ses feuillages. Les pierres précieuses fondent à
mon cou, mais ma bouche est fragile et je ne suis pas
l'enfer

Pierrot le Noir

Nous sommes les Nègres en allés
clos de silence et oublieux
nous sommes les Nègres transplantés
assis à l'ombre des gratte-ciel
où le pays d'hier est sans écho.
Antillais de forte souche et de longue lignée
nous parlons maintenant
paroles de givre et mots de neige 

Le verbe Avoir

Le verbe Avoir
n'a pas d'avenir
passé décomposé
imparfait possessif

le verbe Faire
est sans passé
futur simple
au présent donné

et le verbe Être
bien conjugué
c'est l'avenir
à faire passer

Par Mille eaux

Lampes qui s'allument, espoirs qui s'éteignent :
le vieux sage persan l'avait bien annoncé
toi, tu as retenu :
poètes qui s'éteignent
le poème reste à suivre
lampes qui s'éteignent
l'œuvre reste attisée

Ton grand frère haïtien l'avait bien proclamé :
lance à la haine l'injure de ton sourire
et chante aussi la mort qui griffe ton corps
et tu as retenu :
la route ne s'arrête qu'avec les pas du pèlerin
l'histoire aux trousses des discordes descellées des pères sans regards des langues appâtées et des années truquées accoucheuses des solitudes sans voies

Émile, te voilà devenu luciole sur nos terres de flammes
ou plutôt te voici
feuille morte sous le vent doux d'un soir
un peu plus lourde que papillon
trop fidèle pour suivre le courant
toujours du mal à s'envoler
vers l'ombre d'un trop lointain mapou

et moi je te retiens
en ta dernière petite annonce
page vive toujours
à l'abri de nos mouchoirs de poche :
arbres qui s'éteignent
tous les fruits restent à accueillir

Ernest Pépin45

Dernières nouvelles

Ton poème est devant moi
Comme une table ouverte
Je goûte l'appétit de tes mots
Et j'ai soif de tes images
Peut-être étions nous nés
Pour chanter à l'unisson
Et boire ensemble la rosée de l'énigme
Nous écoutons gronder le feu de camp
Qui monte en nous
Par-delà les silences qui se meurent
D'avoir trop crié
Volcan brûlé d'amour
Nous fêtons les paroles premières
Nous allons à fleur de mots
Chercher l'inaccessible rose
Le sexe de l'offrande
Que déshabille l'aube blessée
Par son secret
Nous allons vers l'extase
Car nous savons que nous sommes
Des poussières d'étoiles

Jean Samuel Sahaï46

Antilles tee-shirts

Fut un temps, les texto étaient en français sur les poitrinettes.
Maintenant, les textes en Anglais ont pris le dessus.Ils sont provoquants :
Beat me, Private property, Keep off, Don't touch...
Peu à peu s'impose, Antilles comme ailleurs, la languette de Chaque-Spire.
Pourquoi la Françaisette met-elle plutôt love me sur ses seins qu'aimez-moi ?
sinon enmé-mwen ?
On attend les explications de nos sémantifiques. En Créole ça pourrait nous donner :
Planté mangé pou nou kenbé Sa ki ta'w pa ta'w... Pran douvan avan douvan pran'w !
Fini le temps des idées-force et valeurs de haut vol. Notre info-culture se fait et se défait de tout et de rien, de fouté-adan et toufé yen-yen !
Les forces commerciales imposent sur tout support leurs leitmotiv, leurs slogans jetables.
Fap-fap, vitman et annou-vwè,
On gave de sexto les petits crânes farcis. Et nos ado ad hoc, adossés à l'obésoir, se font replets de quelques petits riens.
Quand ils sont désœuvrés, ce sont les plus agressifs.
Frustration - consentie par le haut, tirée par le bas - oblige...

Guy Tirolien47

Credo

Moi aussi j'ai mon credo de poche
Mais n'allez pas le répéter aux vents bavards
Et à la foule qui passe
On vous rirait au nez

Je crois
Que le soleil est un œuf de lumière pondu pendant la nuit
Que la prière retombe en pluie de fruits
Dans la corbeille des mains offertes
Que les étoiles sont des âmes qui brûlent
Que la terre est une orange pour la soif de Dieu
Que la fleur grimpe aux fenêtres pour consoler l'enfant qui pleure
Que la pierre est un arbre qui n'a pas voulu croître
Que la bonté est ce pays où l'on n'accède qu'après avoir laissé
Tous ses bagages à la douane de la douleur
Que un et un font un même dans les luttes du plaisir
Que le parfum du sacrifice nourrit les fleurs de l'art et
Qu'à force d'amour demain il fera jour.

Edmon Wouso48

Fête des pères 2025

Edmon 1er, Roi de Folle Anse et de Gabarre,
Père, fils et sain d'esprit,

Perché au faîte du « Morne des Pères »
A Cap-Est-Terre de Marie-Galante, Terre de Blues,
Où il flirte, en Père Manence, avec les nuages,

Souhaite une Bonne Fête des Pères pas, pas trop morne
A tous ses pairs [même les maires ] qui ont une paire,
Paire sans laquelle aucune reine ne serait mère ici-bas.

Ô toi Père, céleste ou terrestre, biologique, putatif, adoptif ou spirituel,
Ô toi Mère, célibataire, divorcée ou veuve, qui joues aussi le rôle de père,

En ce dimanche 15 juin 2025, journée mondiale du vent,
Jour impair et plus vieux qu'hier,

Ne commets point d'impair et ne brasse point de vent !
Mets ton imper rouge, hein, père, et gagne...
Tes lettres de noblesse en étant Père Spicace !!!

Edmon Wouso,
Secrétaire, Père Pétuel de l'Académie Folle Ansaise,
Né un 7 décembre d'année, de siècle et de millénaire inconnus,
Fils d'un père Formant qui n'est plus de ce Monde, anagramme d'Edmon.

CARAÏBES FRANCOPHONES : GUYANE

Serge Patient49

Témoignage pour Kourou

[... ]

Mais vous m'avez compris
j'ai beau parler en paraboles
j'ai beau parler en pataboles
et dire assiettes cassées bois
renversés c'est pas de bol
je parle petit-nègre
et le grand matical
la grammaire à grand-mère
mon violon dingue

Nous ne pourrons plus rire
à Kourou-plage
nos jeux de corps
nos jeux de mains
nos jeux câlins
non je n'ai pas tout dit
nos jeux sont frappés d'interdit

Je voudrais bien tourner la page
je voudrais bien passer l'éponge
et je me dis parfois
fais pas ta mauvaise tête
fais pas le mauvais nègre
chante l'averse et le soleil
la joie de vivre enfin en images précises
évoque cette nuit d'orage sur le fleuve
où l'éclair fut stylet d'émeraude ébréchée...

Mais non je ne veux pas de souvenirs qui paralysent
ni que l'on se méprenne
au point de me surprendre
en posture élégiaque
je ne veux témoigner que pour ceux qui se taisent
ceux qu'on arrache de leur terre
ceux qu'on arrache de leur case
ceux de mon peuple baillonné
ceux de ma race méprisée.

Christiane Taubira50

Seuls et vaincus

Vous finirez seuls et vaincus, sourds aux palpitations du monde
A ses hoquets, ses hauts ses bas, ses haussements d'épaules veules
Au recensement des ossements qui tapissent le fond des eaux

Vous finirez seuls et vaincus, aveugles aux débris tenaces
De ces vies qui têtues s'enlacent, de ces amours qui ne se lassеnt
Même lacérées de sе hisser à la cime des songeries 

Vous finirez seuls et vaincus, grands éructants rudimentaires
Insouciants face à nos errances sur la rude écale de la Terre
Indifférents aux pulsations qui lâchent laisse à l'espérance 

Vous finirez seuls et vaincus car longue longue est la mémoire
Des pieds des peaux des au-revoir, et de ces temps itinérants
Où devisant et divisant, vous créez un monde en noir et blanc 

Vous finirez seuls et vaincus, vos cris vos cors et vos crédos
Autorité en toc et broc ne sauront vous sauver de rien
L'éclat de nos vies entêtées éblouira vos en-dedans 

Et vos enfants joyeux et vifs feront rondes et farandoles
Avec nos enfants et leurs chants, et s'aimant sans y prendre garde
Vous puniront en vous offrant des petits-enfants chatoyants 

Vous finirez seuls et vaincus car invincible est notre ardeur
Et si ardent notre présent, incandescent notre avenir
Grâce à la tendresse qui survit à ce passé simple et composé

CARAÏBES FRANCOPHONES : MARTINIQUE

Aimé Césaire51

Ma négritude

Ô lumière amicale
ô fraîche source de lumière
Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité
ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre gibbosité
d'autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité ruée contre
la clameur du jour
ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'œil
mort de la terre
ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience.
Eïa pour le Kaïlcédrat royal !
Eïa pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté

mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
étincelle du feu sacré du monde

Tiède petit matin de vertus ancestrales [... ]
Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique

écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Nouvelle bonté

il n'est pas question de livrer le monde aux assassins d'aube
la vie-mort
la mort-vie
les souffleteurs de crépuscule
les routes pendent à leur cou d'écorcheurs
comme des chaussures trop neuves
il ne peut s'agir de déroute
seuls les panneaux ont été de nuit escamotés
pour le reste
des chevaux qui n'ont laissé sur le sol
que leurs empreintes furieuses
des mufles braqués de sang lapé
le dégainement des couteaux de justice
et des cornes inspirées
des oiseaux vampires tout bec allumé
se jouant des apparences
mais aussi des seins qui allaitent des rivières
et les calebasses douces au creux des mains d'offrande

une nouvelle bonté ne cesse de croître à l'horizon

Nocturne d'une nostalgie

Rôdeuse
oh rôdeuse
à petits pas de cicatrice mal fermée
à petites pauses d'oiseau inquiet
sur un dos de zébu

nuit sac et ressac
à petits glissements de boutre
à petites saccades de pirogue
sous ma noire traction à petits pas d'une goutte de lait

sac voleur de cave
ressac voleur d'enfant
à petite lampe de marais
ainsi toute nuit toute nuit
des côtes d'Assinie des côtes d'Assinie
le courant ramène sommaire
toujours
et très violent

Blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen

N'y eût-il dans le désert
qu'une seule goutte d'eau qui rêve tout bas,
dans le désert n'y eût-il
qu'une graine volante qui rêve tout haut,
c'est assez,
rouillure des armes, fissure des pierres, vrac des ténèbres
désert, désert, j'endure ton défi
blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen.

Visages en exil

Ils sont revenus les visages en exil
Je les ai vus se refléter sur les chemins
Détrempés de sang
Ils me rappellent sans cesse
Que j'ai raison de voir la mort en filigrane
De ma vie.

Je les ai vus se profiler sur les ombres
Des déportés du monde
Sur la douleur d'une femme que je n'ai pas su abolir
Ils marchent tous dans la même direction
Avant de se rassembler au cœur du monde
Pour se réchauffer
Autour d'un brasier fantôme.

Personne ne voit les visages en exil du monde
Et je détourne aussi les yeux
Pour vivre encore un peu.
La nuit
Leurs yeux rouges mettent le feu à mon sommeil

Ils sont revenus des carrefours de la douleur
Les visages en exil.
Ils s'appellent Abraham ou Boris
Et portent d'autres noms que le monde
A oubliés
Ou grattés furieusement sur les stèles de la mémoire

Ils se rassemblent toujours au carrefour du monde

La nuit se penche vers nous

La nuit se penche vers nous
Par-dessus votre épaule
En nous tendant la main.
Les mots que vous prononcez s'accrochent  à vos cheveux.
J'aimerais en cueillir quelques-uns avant qu'ils disparaissent
A jamais

Mais je n'oserais pas les dissimuler dans ma paume
Ce serait vous faire offense
Le temps ne le permettrait pas.
La nuit avale doucement nos  pensées
Au rythme de nos pas.
Je voudrais inscrire notre rencontre dans
Les battements de mon cœur.

La nuit se penchait vers nous.
Grâce à vous
J'oubliais la face tuméfiée
Du monde

Patrick Chamoiseau52

Lampedusa : ce que nous disent les gouffres

Toute horreur crée son gouffre
ainsi celle de la Traite à nègres qui fit de l'Atlantique 
le plus grand oublié des cimetières du monde
(crânes et boulets relient les îles entre elles et les amarrent aux tragédies du continent)

Le gouffre chante contre l'oubli, 
en roulis des marées 
en mots de sel pour Glissant pour Walcott et pour Kamau Brathwaite
(fascine des siècles dans l'infini de ce présent où tout reste possible)

Celui de l'Atlantique s'est éveillé
*clameurs en méditerranée ! * 
l'absurde des richesses solitaires
les guerres économiques
les tranchées du profit
les meutes et les sectes d'actionnaires
agences-sécurité et agences-frontières
radars et barbelés
et la folie des murs qui damnent ceux qu'ils protègent

chaussures neuves et crânes jeunes font exploser les vieilles concentrations !

les gouffres appelle le monde
les gouffres appellent au monde

l'assise ouverte
les vents qui donnent l'humain
l'humain qui va au vent
les aventures des peurs et des désirs
la seule richesse des expériences menées à la rencontre
les solidarités qui se construisent et qui construisent
les coopérations qui ouvrent et qui assemblent
et le suc et le sel de l'accueil qui ose

L'enfant a eu raison de mettre ses chaussures neuves
ce qu'il arpente au delà de nos hontes
c'est le tranchant des gouffres génériques 
qui signalent sous l'horreur 
et qui fixent sans paupières
l'autre possible ouvert du meilleur de nous

en ombres en foudres en aubes
les gouffres enseignent longtemps

(toute douleur est apprendre et ce chant est connaître)

chant partagé d'une même planète.

Edouard Glissant53

Matin

Vos champs meurent, vos champs sans fin :
De branche en branche vers l'écho
Le rêve à peine est dans la fleur
Déjà le vent court au matin.

Un homme pleure à pleines dents
Humble des chiens badauds le flairent
Il médite corps en dérive
Dans la clairière de la foule.

Est-il, à l'orée des épaves
Un lieu de laves où l'aube neige
Par ses oiseaux démesurés,

Comme on voit les clartés en mai
Comme apaisement de marées
Ou comme un bouquet devient gué. 

Le maître

J'ai brûlé des sapins qui ne voulaient rien faire
Et pas même un instant regarder le ravin

Ainsi parlait quelqu'un qui se donnait pouvoir
Sur les sapins et sur le feu,
Celui qui croit savoir
Ce qu'un sapin refuse ou veut.

Amulettes

I

La scie va dans le bois,
Le bois est séparé
Et c'est la scie qui a crié. (...)

La petite truite,
Grosse comme un canif,
Ne trouve plus sa pierre
Dans le grand ruisseau.

II

Rien ne sert de bouder la lune
Ou de rêver
La tenir contre soi
Pendant les nuits d'été.
Elle est parfaite
Et va.

III

Il faudrait voir plus clair
Pour voir tous les objets
Comme entre eux ils se voient.

IV

Un pré en pente, intelligent,
Qui s'étonnait de mériter
La gentillesse de l'aubépine.

Choses

Va dans la fleur et viens nous dire
Si c'est meilleur.

Si c'est travail que la montée
Ou débarras.

Dis-nous surtout comment on fait,
Venant du noir et des lenteurs,
Pour supporter d'être couleur
Aux papillons et pour personne.

Si l'on n'a pas envie souvent
Du labyrinthe avec les pierres

Et si c'est vrai qu'on y a peur,
Surtout le jour,
De la durée.

Le temps

La porte en bois mouillé
Au fond du jardin
Qui n'ouvrait pas,

Elle en savait long
Sur les moisissures
Et le fer des gonds

Et nous a poussés
Dans les bras du temps.

Souvenir

Ce n'est pas vrai qu'un mort
Soit comme un vague empire
Plein d'ordres et de bruit,
Qu'il nous envie
Quand nous mangeons.

Ce n'est pas vrai qu'un mort
Soit du sang ou du lait la nuit plus haut que nous.

Ce n'est pas lui qui rit dans l'arbre et dans le vent
Si l'on pleure au village.
Ce n'est pas lui non plus
Qui fait tomber les bols quand on tourne le dos
Ou la suie sur le feu.
Ce n'est jamais un mort
Qui nous prend à partie dans les yeux des chevreaux.
Il ne faut pas mentir,

Rien n'est si mort qu'un mort.

Mais c'est vrai que des morts
Font sur terre un silence
Plus fort que le sommeil.

CARAÏBES HISPANOPHONES : CUBA

Nicolas Guillen54

Un long lézard vert

Dans la mer des Antilles
(Qu'on nomme aussi Caraïbe)
fouettée de violentes vagues
et ornée de blanche écume,
sous le soleil qui la persécute
et le vent qui la repousse,
chantant à chaudes larmes
Cuba navigue sur sa carte :
long crocodile vert
aux yeux d'eau et de pierre.

Peux-tu ?


Peux-tu me vendre l'air qui passe entre tes doigts et fouette ton visage et mêle tes cheveux ? Peut-être pourrais-tu me vendre cinq pesos de vent, ou mieux encore me vendre une tempête ?

Tu me vendrais peut-être la brise légère, la brise (oh, non, pas toute !) qui parcourt dans ton jardin tant de corolles, dans ton jardin pour les oiseaux, dix pesos de  brise légère ?

Le vent tournoie et passe dans un papillon. Il n'est à personne, à personne.


Manuel Diaz Rodriguez55

Mauvais temps

Dehors il pleut trop, mais
par moments la tempête se calme,
et alors continue de ruisseler, partout
une mélancolie obstinée.

On pronostique pour les prochaines heures
des silences torrentiels
et en fin de journée
un mutisme en forme de neige.

Les précautions seraient inutiles
pour éviter les ravages du mauvais temps
nous communique le météorologue E.M. Cioran.

Tu peux me pardonner maintenant

Tu peux me pardonner maintenant
Je ne suis plus mauvais.
plus rien ne m'étonne
donc rien ne me met en colère,
je ne déteste personne
J'assume tout.
J'espère déjà tout
donc rien ne me fait mal,
personne ne m'a lapidé,
J'embrasse tout le monde.
je n'ai plus d'ambition
donc je ne chasse personne,
je ne présume rien,
Je ne fais de l'ombre à personne.
je ne suis plus mauvais
bien que, je vous préviens,
quelques vestiges subsistent
de quand j'étais humain.

José Marti56

Deux miracles

Allait un garçon indiscipliné
Chassant les papillons ;
Il les chassait ce brigand, leur donnait un baiser,
Et ensuite les délivrait parmi les roses.

Sur la terre, dans un estuaire,
Se tenait un sycomore ;
Un rayon de soleil le touche, et du tronc
Mort, s'échappe en volant un oiseau d'or.

Chacun à sa place

La montagne et l'écureuil
Se prirent de querelle :
--  « Va-t'en de là, présomptueux ! »
Dit en furie celle-là ;
À quoi l'astucieux écureuil répondit :
-- "Oui, vous êtes très grande, très grande et très belle ;
Bien plus que toutes les choses et que toutes les saisons
Il faut rassembler les morceaux,
Pour former, Madame la vociférante,
Une année et une sphère.
Personne que je sache ne m'a fait offense
Pour occuper un poste aussi modeste.
Si je ne suis pas de taille
Comme vous, Madame la montagne,
Vous n'êtes pas aussi petite
Que moi, ni ne pouvez m'enseigner la gymnastique.
Je n'imagine pas nier
Que votre magnifique robe
Pour les écureuils ferait un bon chemin :
Les talents diffèrent parfois :
Moi je ne porte les forêts sur mon dos, 
Vous ne pouvez, Madame, casser des noix."

Manuel de Zequeira57

La raison de mes vers

Le forçat chante dans son funeste tourment,
Et au son de la rame le marin chante,
En chantant, le pêcheur fait peur au rêve,
Et le captif est heureux de chanter :

L'artisan dans son divertissement
s'amuse de la voix de sa gorge ;
Le forgeron chante que le métal se casse,
et l'émacié impuissant chante.

Le plus malheureux d'entre ses peines
Avec l'harmonie de sa voix atténue les pleurs,
Et le poids de ses chaînes barbares ;

Eh bien, si le doux chant console
tant le misérable mortel dans ses besognes,
je chante pour me moquer de mes mésaventures.

CARAÏBES HISPANOPHONES : HAÏTI

Georges Castera58

Certitude

Ce n'est pas avec de l'encre
que je t'écris
c'est avec ma voix de tambour
assiégé par des chutes de pierres
Je n'appartiens pas au temps des grammairiens
mais à celui de l'éloquence
étouffée
Aime-moi comme une maison qui brûle.

René Depestre59

Changement de vitesse au volant d'une rousse

Le souffle coupé j'avale ton miel
je mords âprement à ton millefeuille
je suis le feu je grimpe aux cordages
de l'arbre du bien et du mal : vorace,
Carnivore, pirate éperdu, je te mange
je te bois, je te dévore en macho fou
de tes Indes occidentales fou perdu
de ta galerie de fête et de mystère
je vis ta conque en voyageur inassouvi
au moulin à magie et à café fort noirs
où je mouds le bonheur en poudre de sucre roux.

Souvenirs d'enfance

Quand il était adolescent
il vivait dans une ville
qui était une légende
au bord de la mer caraïbe.
Si on voulait on pouvait
se changer en n'importe quoi,
on pouvait être un arbre
qui marche et boit du rhum,
un bœuf qui joue de l'orgue
le dimanche à l'église,
un lion qui rend cocus
tous les notaires de la ville.

Lui, un soir de son adolescence
il était devenu un cheval de course,
il traversait au galop Jacmel
il hennissait et invitait les gens
à venir gambader avec lui dans la rue.
Mais portes et fenêtres étaient fermées.

Soudain une jeune fille est sortie
d'une maison de la place d'Armes :
c'était l'un des trésors de la ville,
elle était en chemise de nuit

et sourit à l'adolescent-cheval.
Quand il arriva près d'elle
la jeune fille quitta sa chemise
et sauta sur son dos : il galopa
galopa sans fin dans la nuit
en faisant plusieurs fois le tour de Jamel.
Il sentait Hadriana toute nue sur son dos
comme  le ciel nocturne sent les étoffes
ou comme la terre sent l'herbe du matin
il sentait sa saveur de jeune fille.

Il galopa galopa dans la nuit
avec l'étoile de Jamel sur son dos,
avec la joie  de la ville et toute la douleur
de la ville sur son dos...
Avec ses peurs et
ses haines sur son dos,
il galopa galopa dans la nuit
avec les baisers
et tous les rêves de Jamel sur son dos.

Au petit matin il allèrent à la mer
où ils se rafraîchirent longuement
ensuite ils allèrent à la rivière
pour se quitter le sel du corps.
Plus tard il la déposa chez elle
sous les arbres éberlués de la place.

Quand il reprit sa forme de garçon
il avait les flancs ensanglantés,
il avait d'atroces douleurs aux épaules,
il avait très mal au cuir chevelu,
il resta deux semaines au lit
à regarder s'éloigner son adolescence
avec la plus belle fille de sa vie !

Jean Armoce Dugé60

Le soleil est trop seul

Il y a
la mer à consoler

les grains de sable à comptabiliser
l'avenir à apprivoiser

Il y a
les sources à recréer
les rivières à ressusciter
les enfants à qui demander pardon
la vérité à leur apprendre
les souffrances à dissiper
les hommes à réconcilier
les richesses à rendre utiles
le bonheur à propager
la paix à construire
l'amour à réhabiliter
la mort à mettre à pied

il y a l'île et la vie à rendre belles.

Dany Laferrière61

L'énigme du retour

La nouvelle coupe la nuit en deux.
L'appel téléphonique fatal
que tout homme d'âge mûr
reçoit un jour.
Mon père vient de mourir.

Il m'a donné naissance.
Je m'occupe de sa mort.
Entre naissance et mort,
on s'est à peine croisés.

Un caillou dans le coeur

Ce banal incident
Me fait boiter
Comme si j'avais
Un caillou dans le coeur.

Être étranger même dans sa ville natale.
Nous ne sommes pas nombreux
A bénéficier d'un tel statut.
Mais cette petite cohorte
Grossit de plus en plus.
Ave le temps nous serons la majorité.

En grimpant la petite côte
Qui mène à la place Saint-Pierre ;
Je pense tout à coup à Montréal
comme il m'est arrivé de penser
A Port-au Prince quand je suis à Montréal.
On pense à ce qui nous manque.

Jules Solime Milscent62

L'homme et le serpent

Autre fois un serpent, se traînant sur le ventre
Sur un roc élevé parvint à se loger
Tandis que, cheminant sur ses pieds, dans un antre
Un homme fut contraint d'emmenager
Le reptile, enflé de gloire
De se trouver voisin des cieux,
A son compétiteur osait chanter victoire,
Le raillant d'habiter en si sombre lieux.
L'homme lui répondit d'une voix douce et fière,
Mais sans chagrin ni colère :
"Je serais parvenu sur ce mont escarpé,
Si, comme toi, j'avais rampé"

Lyonel Trouillot63

Pourquoi ici demeuré-je ?

Jamais je ne me suis demandé pourquoi je continue de vivre ici
comme je ne me suis jamais demandé pourquoi je respire
pourquoi je dors
pourquoi je parle comme je parle

Au fait
pourquoi suis-je encore ici ?

Peut-être pour ce pic appelé Morne-la-Selle,
peut-être pour le chemin dit des Quatres-Chemins,
ou parce qu'il manque d'écoles,

pour ce fleuve nommé Artibonite,
la dame-oiselle appelée Sara,
ou pour le manque d'hopitaux,
peut-être pour cette rue appelée rue des Miracles,
une fleur qui fleurit a dix heures,

peut-être pour toutes ces âmes qui vivent dans le noir.
Parce que le FMI nous abuse-atrophie-démantèle-
vilipende,
parce qu'un policier a tué un étudiant place Capois-la-Mort,
parce que mon pays s'est fait yoyo, toupie folle,
coeur d'igname sans couteau.

Mais je reste
Pour cet arbre que j'aime à l'entrée de la Grande Anse,
Pour mon soleil brûlant qui rit des faux soleils,
Pour une femme nommée Emeline Michel,
Pour ces tambours qui ne cessent de battre,
Parce qu'il y a un héros appelé Dessalines,
Parce que inébranlable
il y a ici un peuple qui veut s'ouvrir à la vie.

CARAÏBES HISPANOPHONES : SAINT-DOMINGUE

Franklin Mieses Burgos64

La mort vivante

Hôte du corps humain qui m'enferme
dans des linceuls mortels,
je marche avec mon être ressuscité
comme une mort vivante à travers la terre.

Et tout ce que je regarde autour de moi est une guerre
déclenchée dans un temps limité,
à travers laquelle se déverse l'instant de vie qui l'enferme.

Marchant seulement de mort en mort,
seulement de vie en vie chaque jour
comme une graine en germination.

Ma vie s'achemine vers son ciel incertain ;
portant, sans le savoir, dans son agonie,
la mort dans la vie, et avec la vie, la mort.

Ce n'était pas une tromperie.

Si tu me dis que tu m'aimes et que tu ne m'aimes pas
Je te dis que je t'aime et que je ne t'aime pas
Et finalement par habitude et tendresse
tu m'aimes et je t'aime
Alors
la tromperie n'était pas une tromperie.
L'amour est venu
du cœur béant
pour combler les paroles vides de sens.

CARAÏBES NÉERLANDOPHONES : ARUBA

Nicolás Piña Lampe65

Je porte en moi mille poèmes

Je porte en moi mille poèmes que je n'ai pas écrits
mille poèmes que je n'écrirai jamais car j'en souffre et m'en délecte
avec la délectation et la douleur de ce qu'on porte caché en soi
car je vis avec eux avec cette peine et ce bonheur
qui toujours me guettent menacent et séduisent
depuis les étoiles
avec cette peine et ce bonheur auxquels je ne donne aucun commencement
pour ne pas en voir la fin

CARAÏBES NÉERLANDOPHONES : CURAÇAO

Elis Juliana66

Curaçao : île délicieuse

Ah que cette maudite île peut être délicieuse !
Avec son soleil rogue qui brûle sans pitié jusqu'à ce que la terre voie crever la peau de son ventre.
Avec son vent impudent qui dénude la nature et fait pencher honteusement la tête aux arbres.
Avec ses fidèles cactus qui soldats muets regardent méprisants les indisciplinés nuages jouer à cache-cache sous la véranda bleue du ciel.
Avec ses blocs de roche torréfiés qui s'émiettent sous les pattes de maigres chèvres
se battant pour une feuille chétive tandis que les buissons d'épines jouent une chanson triste sur leurs cages thoraciques et leurs flancs caves.
Avec l'humble mer de la côte méridionale qui lui lave les pieds en éternelle onction
et les vagues forcenées de la septentrionale qui lui administrent des claques puissantes.
Avec ses nuits étouffantes envahies par le chant monotone des grillons et les mystérieuses étincelles des vers luisants.
Que cette maudite île peut être délicieuse !

CARAÏBES NÉERLANDOPHONES : SURINAME

Bernardo Ashetu

Tropiques

Tropi-cal Tro-pical Tropical,
qu'on l'appelle comme on veut,
dans quelque langue que ce soit,
cela veut dire : danse
cela veut dire : chaleur.
Cela veut dire : forêt de fleurs, de plantes.
Cela veut dire : profonde obscure, impénétrable forêt de fleurs et de plantes.
Cela veut dire : danse, chaleur
et cela veut dire :
alcool
poignard
malédiction.
Cela veut dire :
haine parmi la profusion des fleurs,
dans l'obscurité des plantes noires,
de cette inconsolable végétation.

CHILIENNE

Vicente Huidobro67

Altaigle Chant 1

Ne vois-tu pas que tu tombes déjà ?
Lave ta tête des préjugés et de la morale
Et si voulant t'élever tu n'as rien atteint
Laisse-toi tomber sans freiner ta chute sans peur au fond de l'ombre
Sans peur au fond de ta propre énigme
Tu trouveras peut-être une lumière sans nuit
Perdue dans les crevasses des précipices.

Tombe
Tombe éternellement
Tombe au fond de l'infini
Tombe au fond du temps
Tombe au fond de toi-même
Tombe aussi bas qu'on peut tomber
Tombe sans vertige
A travers tous les espaces et tous les âges
A travers toutes les âmes tous les désirs tous les naufrages
Tombe et brûle en passant les astres et les mers
Brûle les yeux qui te regardent et les cœurs qui t'attendent
Brûle le vent avec ta voix
Le vent qui se mêle à ta voix
Et la nuit qui a froid en sa grotte d'os
Tombe en enfance
Tombe en vieillesse
Tombe en larmes
Tombe en rires
Tombe en musique sur l'univers
Tombe de ta tête aux pieds
Tombe de tes pieds à ta tête
Tombe de la mer à la source
Tombe dans l'ultime abîme de silence
Comme le navire qui sombre en éteignant ses lumières

Chant V

Ainsi tu es moulin à vent
Moulin du lieu du vent
Qui tisse les nuits et les matins
Qui file les brouillards d'outre-tombe
Moulin aux ailevents et aux ventailes
Le paysage se gonfle de tes folies
Et le blé va et vient
De la terre au ciel
Du ciel à la mer
Les blés aux vagues d'or
Où se vautre le vent
Cherchant la caresse des épis68

La poésie est un attentat céleste

Moi je suis absent mais dans le fond de cette absence
Il y a l'attente de moi-même
Et cette attente est une autre sorte de présence
L'attente de mon retour
Moi je suis dans d'autres objets
Je suis en voyage donnant un peu de ma vie
À certains arbres et à certaines pierres
Qui m'ont attendu de nombreuses années

Ils se sont fatigués de m'attendre et ils se sont assis
Moi je ne suis pas et je suis
Je suis absent et je suis présent dans un état d'attente
Eux voulaient mon langage pour s'exprimer
Et moi je voulais le leur pour les exprimer
Et voilà l'équivoque l'atroce équivoque

Angoissé lamentable
J'entre plus profondément dans ces plantes
Je laisse derrière moi peu à peu mes vêtements
Peu à peu tombent mes chairs
Et mon squelette peu à peu s'habille d'écorce
Je suis en train de devenir arbre Combien de fois je me suis
transformé en d'autres choses...
C'est douloureux et plein de tendresse
Je pourrais émettre un cri mais s'effraierait la transsubstantiation
Il faut rester silencieux Attendre en silence

Gabriela Mistral69

Boire

Je me souviens des gestes
et c'était pour me donner de l'eau.

Dans la vallée du Rio Blanco,
où prend naissance l'Aconcagua, je vins boire,
je bondis boire dans le fouet d'une cascade,
qui tombait chevelue et dure et se rompait rigide et blanche.
Je collai ma bouche aux remous, et cette eau sainte me brûlait,
trois jours durant ma bouche saigna de cette gorgée d'Aconcagua.

Dans les terres de Mitla, un jour
de cigales, de soleil, de marche,
me penchai sur un puits, un indien
vint me soutenir dessus l'eau, et mon visage, comme un fruit,
était dans le creux de ses paumes.
Et je buvais ce qu'il buvait,
c'était sa face avec ma face,
et dans un éclair je sus que
la chair de Mitla était ma race. 

Dans l'île de Porto-Rico,
lors de la sieste emplie de bleu,
mon corps paisible, les vagues folles,
et comme cent mères les palmes,
une fillette, par jeu, rompit
près de ma bouche un coco d'eau,
et moi je bus, comme une enfant,
cette eau de mère, cette eau de palme.
Tant de douceur jamais n'ai bue
ni de mon corps ni de mon âme. 

À la maison de mes enfances
ma mère m'apportait de l'eau.
Entre gorgée et autre gorgée
je la voyais dessus la jarre.
Plus la tête se relevait
et plus la jarre s'abaissait.
Cette vallée, je l'ai toujours,
et j'ai ma soif et son regard.
Ce serait là l'éternité qu'encore
nous sommes comme nous étions.

Je me souviens des gestes
et c'étaient gestes pour me donner de l'eau.

Pablo Neruda70

Sonnet XVII

Je ne t'aime pas comme rose de sel, ni topaze
Ni comme flèche d'œillets propageant le feu :
Je t'aime comme l'on aime certaines choses obscures,
De façon secrète, entre l'ombre et l'âme.

Je t'aime comme la plante qui ne fleurit pas
Et porte en soi, cachée, la lumière de ces fleurs,
Et grâce à ton amour dans mon corps vit l'arôme
Obscur et concentré montant de la terre.

Je t'aime sans savoir comment, ni quand, ni d'où,
Je t'aime directement sans problèmes ni orgueil :
Je t'aime ainsi car je ne sais aimer autrement,

Si ce n'est de cette façon sans être ni toi ni moi,
Aussi près que ta main sur ma poitrine est la mienne,
Aussi près que tes yeux se ferment sur mon rêve71.

Il meurt lentement

Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n'écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver
grâce à ses yeux.Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.

Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l'habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnuIl meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d'émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les coeurs blessés

Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap
lorsqu'il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n'a fui les conseils sensés.

Vis maintenant !
Risque-toi aujourd'hui !
Agis tout de suite !
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d'être heureux !

Les vieilles de l'océan

Sur la mer grave les vieilles vont
Avec des châles noués,
Avec de fragiles pieds blêmes.

Elles s'assoient seules sur la rive
Sans changer d'yeux ni de mains,
Sans changer de nuage ou de silence.

La mer obscène brise et déchire,
Dévale des monts de trompettes,
Secoue ses barbes de taureau.

Les douces dames assises
Comme dans un bateau transparent
Regardent les vagues terroristes.

Où vont-elles et où ont-elles été ?
Elles viennent de tous les coins,
Elles viennent de notre propre vie.

A présent elles ont l'océan,
Le vide froid et ardent,
La solitude pleine de flammes.

Elles viennent de tous les passés,
De maisons qui furent odorantes,
De crépuscules brûlés.

Elles regardent ou ne regardent pas la mer,
Avec la canne elles écrivent des signes,
Et la mer efface leur calligraphie.

Les vieilles se lèvent
Avec leurs fragiles pieds d'oiseau,
Tandis que les vagues emballées
Voyagent nues dans le vent.

Ode à la mer

Ici dans l'île
la mer
et quelle étendue !
sort hors de soi
à chaque instant,
en disant oui, en disant non,
non et non et non,
en disant oui, en bleu,
en écume, en galop,
en disant non, et non.
Elle ne peut rester tranquille,
je me nomme la mer, répète-t-elle
en frappant une pierre
sans arriver à la convaincre,
alors
avec sept langues vertes
de sept chiens verts,
de sept tigres verts,
de sept mers vertes,
elle la parcourt, l'embrasse,
l'humidifie
et elle se frappe la poitrine
en répétant son nom....

Mon chien est mort.

Je l'ai enterré dans le jardin
à côté d'une vieille machine rouillée.
Un jour, je vais le rejoindre là,

mais maintenant il est parti avec son manteau hirsute,
ses mauvaises manières et son nez froid,
et moi, le matérialiste, qui n'a jamais cru
dans tout ciel promis dans le ciel
pour tout être humain,
je crois en un paradis où je n'entrerai jamais.
Oui, je crois au paradis pour tout dogdom

où mon chien attend mon arrivée
agitant sa queue comme un fan dans l'amitié.
Ah, je ne parlerai pas de tristesse ici sur Terre,

d'avoir perdu un compagnon
qui n'a jamais été servile.

Hauteurs de Machu Picchu

Monte naître avec moi, mon frère.
Donne-moi la main, de cette profonde zone de ta douleur disséminée.
Tu ne reviendras pas du fond des roches.
Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre.
Non, ta voix durcie ne reviendra pas.
Ne reviendront pas tes yeux perforés.

Regarde-moi du tréfonds de la terre, laboureur, tisserand, berger aux lèvres closes dresseur de tutélaires güanacos maçon de l'échafaudage défié porteur d'eau de larmes andines joaillier des doigts écrasés agriculteur qui trembles dans la graine potier répandu dans ta glaise apportez à la coupe de la vie nouvelle vos vieilles douleurs enterrées.

Montrez-moi votre sang, votre sillon, dites-moi : en ce lieu on m'a châtié
car le bijou n'a pas brillé ou car la terre n'avait pas donné à temps la pierre ou le grain :

Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés et le bois où vous fûtes crucifiés,
illuminez pour moi les vieux silex, les vieilles lampes, les fouets collés aux plaies au long des siècles et les haches à l'éclat ensanglanté.

Je viens parler par votre bouche morte.

Rassemblez à travers la terre toutes vos silencieuses lèvres dispersées et de votre néant, durant toute cette longue nuit, parlez-moi comme si j'étais ancré avec vous, racontez-moi tout, chaîne à chaîne, maillon à maillon, pas à pas,
affûtez les couteaux que vous avez gardé, mettez-les sur mon cœur et dans ma main, comme un fleuve jaune d'éclairs, comme un fleuve des tigres enterrés,
et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années, des âges aveugles, des siècles stellaires.

Donnez-moi le silence, l'eau, l'espoir.
Donnez-moi le combat, le fer et les volcans.
Collez vos corps à moi ainsi que des aimants.
Accourez à ma bouche et à mes veines.
Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang72.

Nicanor Parra73

Test

Qu'est-ce qu'un antipoète :
Un négociant en urnes et cercueils ?
Un prêtre qui ne croit en rien ?
Un général qui doute de lui-même ?
Un vagabond qui se moque de tout
Vieillesse et mort comprises ?
Un interlocuteur de mauvais caractère ?
Un danseur au bord de l'abîme ?
Un narcisse qui aime tout le monde ?
Un plaisantin sanglant 
Délibérément misérable ?
Un poète qui dort sur une chaise ?
Un alchimiste des temps modernes ?
Un révolutionnaire de poche ?
Un petit-bourgeois ?
Un charlatan ? Un dieu ? Un innocent ?
Un villageois de Santiago de Chili ?
Soulignez la phrase qui vous semble correcte.

Qu'est-ce que l'antipoésie :
Une tempête dans une tasse de thé ?
Une tache de neige sur un rocher ?
Un plateau plein d'excréments humains 
Comme le croit le père Salvatierra ?
Un miroir qui dit la vérité ?
Une gifle au visage du Président de la Société des Écrivains ?
(Que Dieu l'ait en son saint royaume)
Un avertissement aux jeunes poètes ? Un cercueil à réaction ?
Un cercueil à force centrifuge ? Un cercueil à gaz de paraffine ?
Une chapelle ardente sans défunt ?
Marquez d'une croix la définition qui vous semble correcte74.

Pablo de Rocka75

Autoportrait d'adolescence

Entre serpents verts et verveines,
ma condition de lion domestiqué
a une rumeur lacustre de ruches
et une écorce d'un océan brûlé.

Ceint de fantômes et de chaînes,
je suis une religion pourrie et un roi brisé,
ou un château féodal dont les créneaux
élèvent ton nom comme du pain d'or.

Des tours de sang sur les champs de bataille,
l'odeur du soleil héroïque et des éclats d'obus,
l'épée d'une nation terrifiée.

On les entend dans mon être plein de morts
et de blessés, de cendres et de déserts,
où un grand poète se suicide.

COLOMBIENNE

Léon de Greiff76

Canzonet

Il pleut par la fenêtre (pluie verlainesque, sinon dans mon cœur :
mon cœur s'est enfui un matin à la poursuite d'une autre chanson).

Il pleut devant la fenêtre (pluie mélancolique, à certains égards si poétique
-- mais moins, prosaïque, ou si symbolique...)
Il pleut, il pleut, rien de plus... Pluie morne.

Je n'ai jamais su regarder la pluie
par la fenêtre -- transe philosophique --
le plus souvent elle tombait sur (si blonds alors) mes cheveux

-- transe atrophique --.

Il pleut à l'extérieur de la fenêtre. Je fume. J'écris.
Ça m'isole, la fenêtre de l'urbain
ruée... et moi dans ma cage,
oiseau lascif assoiffé toujours en vain.

Il pleut par la fenêtre (pluie verlainesque, sinon dans mon cœur)
Mon cœur s'est enfui -- capricieux --
après une chanson idiote
sans rime ni raison,
ni ici ni là77.

Myriam Montoya78

Métisse

Il y a dans mon sang une lutte ancestrale
Qui transparaît dans les sourcils arqués de mes enfants
Dans la commissure secrète de leur rire
La longueur de leurs os
Le retour pesant de leurs rêves
Il y a dans mon être une dispute
Le malaise d'un vieil affront
L'attente d'autres générations
Qui se prolonge en moi et dans mes frères
Un désir de vengeance de qui refuse le pardon
Le déchirement qui combat pour échapper
Entre le rire et la danse
Un désir de ressusciter les morts
En détressant leurs voix et les autres langages
Et de me reconnaître dans leurs peaux
Et dans la découverte inattendue de la mémoire79.

Un rayon de soleil

Un rayon de soleil dénonce
l'invisible brin de soie
qu'a tendu l'araignée
dans le recoin obtus de mon balcon

Le talon nu du funambule
nous laisse en suspens
au mât du jour

La fleur brûlante
se penche dans le vide
sur le trottoir gît
son baiser agonisant80

Survivante

J'irai encore
dans des endroits cachés
qui m'ont appartenu
et que pour des raisons claires
j'ai abandonnés

Balbutier avec peu de mots
les ravages du déracinement
me fait pousser des ailes
et diminue l'oubli

Tronquée mon errance
tronçons de vie enterrés
visages et paysages perdus

Je suis survivante
parfois tortue millénaire
parfois oiseau de proie

Trucages et astuces
j'ai appris
sur des embarcadères et des quais

J'ai croisé des frontières
et semé de l'amour
dans les mauvais pas81

Alvaro Mutis82

Sonate 2

Pour les arbres brûlés après la tourmente.
Pour les eaux boueuses du delta.
Pour ce qui demeure de chaque jour.
Pour le petit matin des prières.
Pour ce que recèlent certaines feuilles
dans leurs veines couleur d'eau
profonde et sombre.
Pour le souvenir de ce bonheur bref
et déjà oublié
qui fut mon aliment de tant d'années sans nom.
Pour ta voix de nacre rauque.
Pour tes nuits où transite la vie
en un galop de sang et de rêve.
Pour ce que tu es aujourd'hui pour moi.
Pour ce que tu seras dans le tumulte de la mort.
Pour cela je te garde à mon côté
comme l'ombre d'un illusoire espoir.

Eugenia Sanchez Nieto83

Aller simple

Le village où je demeure m'épouvante
Après avoir prié au cœur de la nuit
Les sorcières sortent pour transformer les princes en crapauds
À la recherche du filtre qui donne vie et mort.
Les hommes du village se cachent à six heures
Ils se penchent en silence aux fenêtres pour voir les belles
Comme elles enlèvent pères, frères, amis, tous hébétés.

Le village où je demeure m'épouvante
Je souffre de bouffées de chaleur insoutenables
Et il y a un défilé chaque fois plus important de sorcières
Elles prennent la rue principale pomponnées et vêtues de jolies tenues jaunes
Qui pourrait leur résister ?
Les rares hommes qui restent se sont enfermés dans l'église
Ils chantent et célèbrent la messe, ils sont désespérants
Bientôt arriveront les vierges avec leur chant fascinant.

Le village où je demeure m'épouvante
Je partirai le dernier jour de l'année après minuit.
Dans le train immaculé vont les sorcières
Mon cœur va sans intention de retour.

Luis Vidalès84

Ici, le visiteur

C'est une voix faible presque une couleur fanée
Elle est entrée par le mur où les fantômes arrivent
Je sais exactement ce qu'elle dit mais je ne veux pas
dis-le dans le poème
C'est comme un dessin lilas dû à l'effet de la distance
tous les soirs c'est là au même endroit
et même si vous ne le voulez pas, tracez le dessin sur toute la longueur
le design haut et précieux de l'expéditeur
Sera-ce la voix qui dit que je l'entends, je l'entends
Je suis Liliola je viens frapper à ta porte
car le coffre est une porte
et il s'ouvre en moi dans la nuit infinie.

À une fleur

tu as une âme
qui remonte la tige
et ça t'éclaire
Mais ton âme ne sait pas parler
Elle ne sait même pas se plaindre
ni parler de choses.
Je voudrais -oh petite fleur
absorbée dans la matière
te donner de l'âme intellective
parce que tout ce que je porte me pèse beaucoup
ton âme manque
Un peu de douleur.

EQUATORIENNE

Gonzalo Escudero85

Bateau à noix

Je suis né galérien pour ma tempête dans mon océan.
Sans plus de rames que tes bras et plus d'entraves que ta mémoire.
Arc-en-ciel avec des hirondelles voyageuses.
Corde à sauter pour le cœur mécréant.
Enfin un voyou !
Balançoire pour les mousses.
Cette mer est ma mer.
Un buis en étain liquide pour les naufragés au bar à ardoise sur les falaises.
Cette mer est ma mer.
Mon caprice c'est la fumée, la femme et le bâillement.
Je les mords tous les trois de manière sacrilège.
Empereur Mouette.
Condottiere des madrépores.
Pirate des navires en noyer.
Je tire sur des hirondelles au lieu de mots.
Mes fusées sont des mâts.
Mon sourire est l'ancre d'or
Malandrín affligé par la distance, mon sifflet est un hautbois de la nuit.
Galérien des rames de tes bras, pêcheur des algues de tes seins,
plongeur des coraux de tes tétons,
Je peux mourir maintenant...
Je sais tout.
Tout sauf où tu es ni où je suis.
Un buis, un autre buis.
Carrousel océanique.
La bière est un cheveu de flammes.
Mon hélice crucifie les sirènes.
Les météores sont mon Louis.
Je sais tirer sur les poissons somnambules comme des torpilles qui mordent
la coque d'ébène des navires.
Bah ! je ne veux pas penser si tu es déjà morte.
Aujourd'hui, je t'écris une foutue lettre
dans le tatouage sur mon bras gauche.
Si tu es déjà morte.
Des étoiles mouillées tombaient dans ma pipe.
Je sais fumer des constellations gravir les tours des trombes marines avec la corde de mes sanglots.
Hauteur des épaules, santé mentale de la mer.
Et qu'est-ce qui donne d'autre ?
Un buis, un autre buis.
La bière est un lever de soleil sur les paupières.
La sagesse des icebergs.
Aurores boréales de rêves.
Je l'ai accroché à la plus haute grue les fusées éclairantes de mes cannelures.
Je crois à la mer et à ma mort.
La nuit traverse le temps comme une crampe dans le ventre d'une femme en travail.
Et elle, qu'est-ce que j'en sais ?
Pavillon des algues. Dernières falaises.
Il faut donner des coups de pied, battre, crier !
La mort pour mieux se taire.
Sourire.
Le vent a grillé mon visage marin.
Je suis un triton.
Un buis, un autre buis.
La bière est un tunnel.
À propos de la nef concave l'escargot sonne à votre distance.
La bouffée de fumée est mon amant.
Un jour, je disparaîtrai avec elle.
Et le navire naufragé fera un saut périlleux vers les étoiles.
Cette mer est ma mer.
Galérien sans galère.
J'ai perdu ma galère
c'était ton corps comme un peuplier dans le vent.

Karina Galvez86

As-tu déjà dansé avec toi-même ?

As-tu déjà dansé avec toi-même ?
Moi oui. Je l'ai fait ce soir.
D'une manière ou d'une autre, ça me semblait bien,
Même s'il faisait sombre et qu'il était tard.

J'ai vérifié les prévisions météo de mon cœur
Et le climat de mon âme marque : « Bonheur »,
Un incroyable sentiment de joie
Qui restera en moi, même si nous sommes séparés.

Parce que nous sommes faits l'un pour l'autre,
« séparés » signifie simplement « je reviens tout de suite ».
Ce serait idiot de tourner le dos
À cette belle combinaison d'amour.

Des amants qui s'aiment, maintenant et pour toujours.
Partager des rêves et des objectifs dont nous savons qu'ils se réaliseront,
Puisque tout est possible si je suis avec toi,
Partager une vie dans laquelle le destin nous a réunis.

T'es- déjà souri ?
Moi oui. Je l'ai fait ce soir.
Et ça semble parfaitement bien
Être à toi et profiter d'être sous ton charme.

(Ce que je dis en réalité, c'est : je suis amoureuse...
Ce que je dis vraiment, c'est : je t'aime.)

José Joaquin Olmedo87

À ma petite Madeleine

Ma Muse ludique,
bien qu'avec une lyre maladroite,
pour cette fois, fais semblant
et consacre ta voix à Magdalenita.
Ne cherche pas s'il est doux, si mon poème est beau,
regarde seulement l'affection sincère qui le dicte.

Mais en ce moment où tu es si loin
le souvenir est ravivé
du frère qui t'aime, séparé.
et ce triste souvenir m'enlève tout plaisir,
et n'offre que des idées désastreuses
à ma triste humeur.
l'obscurité me semble la douce lumière du jour,
et me sont odieuses toutes les les choses
que les autres voient et admirent.

Mais ça n'a que très peu d'importance
ma gentille sœur,
que nous soyons séparés, nos âmes étant si unies.
elles passent toujours la distance infinie
qui nous sépare ; elles se rejoignent,
parlent gentiment et se regardent,
se prêtent les plus belles promesses ;
et un génie, une manière
de penser et d'agir, confirme notre union.
Des doutes parfois troublent notre bonheur,
mais quelques instants
et ​​se dissipent comme de légers nuages.

Heureux ceux qui aiment ainsi !
alors petit gâteau
tu seras toujours avec José
l'image vivante de l'amour fraternel.
Mon cœur est à toi, mes affections, ma vie ;
mais tout ça est moins que ce que tu mérites encore.
mes expressions tendres partage-les dans la famille
adieu. Ton frère bien-aimé.
Vingt-six octobre, écrit à Lima.

Mon portrait

Comme ils sont risibles
ces hommes superbes,
qui comptent se perpétuer
en peinture sur une toile !
D'illustres blasons
leurs tableaux sont pleins,
de décorations et de livres
et de signes pompeux.
C'est comme ça qu'ils pensent...

Alphabet pour un enfant

L'AMOUR du pays comprend ce que l'homme devrait aimer :
Votre Dieu, vos lois, votre maison, et l'honneur qui les défend.

CANDEUR dans toute expression,
reste silencieux autant que tu le peux ;
très poli avec les femmes, mais sans affectation.

LA COLÈRE fait de l'homme un tyran des inférieurs et des égaux :
la colère est typique des animaux,
parce que ce n'est pas de l'affection humaine.

DIEU est le sage créateur qui préserve et aime l'homme,
quel que soit ton nom, condition, secte et couleur.

ÉTUDE et application forment les jeunes,
et émulation de la vertu sans envie ni ambition.

En FRANÇAIS, jamais d'indécence,
l'utiliser dans une conversation
sans dissimulation ni mensonge ;
la liberté, jamais de licence.

GENTILLESSE, belle qualité qui mérite toujours des éloges,
les applaudissements et les récompenses arrivent,
un immense bonheur.

GRATITUDE toujours en faveur
C'est un devoir juste et agréable ;
et c'est pourquoi l'ingrat est un monstre terrifiant.

L'HONNEUR est au plus haut degré dans l'âme du citoyen :
sans honneur c'est un membre vain, ou nuisible à l'État.

LE JEU est amusant, honnête, tant que modéré ;
mais s'il est immodéré il provoque notre chute.

LIBERTÉ oh doux nom ! cadeau beau et céleste :
tu es pour la même raison, l'âme de l'homme.

MORALE, une moralité saine
consiste à bien s'aimer, en faisant du bien à tous,
et à ne faire de mal à personne.

Une NATURE sage remplit et gouverne l'univers :
Tout est bien ; le pervers
C'est tout simplement inutile.

L'OR est une denrée précieuse pour une subsistance confortable ;
mais la soif insatiable d'or c'est le plus grand tourment.

La PARESSE est une maladie aussi mauvaise que la mort ;
donc l'indolent ne rentre pas dans n'importe quelle société.

La QUICHOTERIE est un vice qui provoque le rire et le mépris,
Eh bien, c'est un stupide Don Quichotte celui qui court les aventures.

RESPECT des supérieurs,
respect et amour pour le père,
amour, tendresse envers la mère,
respecte les anciens.

LA SOCIÉTÉ est l'État dans lequel tu vis avec d'autres,
et tu seras social si tu es juste, modeste et soigné.

TYRANNIE et oppression sonnent et expriment la même chose :
pour sortir de cet abîme chaque action est honorable.

LA VENGEANCE, plus jamais :
jamais, jamais de haine ou de ressentiment ;
parce qu'il n'y a pas de plus grand plaisir qu'aimer et pardonner.

je dois être le premier pour ma préservation ;
mais pour une bonne éducation dans la société le dernier.

ZELE dans l'accomplissement de son devoir
dans n'importe quelle condition,
sera la seule ambition qu'un enfant devrait avoir.

Ces règles, enfant bien-aimé, feront de toi un drôle d'enfant,
un jeune homme honorable,
un homme bon et honnête
et un aîné respecté
qui aide ses égaux, réconcilie leurs différences,
avec gentillesse, pas avec rigueur,
et meurt en étant l'honneur de sa patrie et de sa famille.

GUATEMALTEQUE

Humberto Ak'abal88

La justice ne parle pas...

La justice ne parle pas la langue des indiens,
la justice ne descend pas chez les pauvres,
la justice ne porte pas de caites,
la justice ne marche pas pieds nus
sur les chemins de terre...

Jaguar

Parfois, je suis jaguar,
je cours par les ravins,
je saute par-dessus les rochers,
j'escalade les montagnes.

Je regarde au-delà du ciel,
au-delà de l'eau,
au-delà de la terre.

Je parle avec le soleil,
je joue avec la lune,
J'arrache des étoiles
et je les fixe sur mon corps.

En remuant la queue,
je me précipite dans l'herbe,
la langue dehors.

Miguel Angel Asturias89

Temps et mort à Copàn

Il fut autre, couleurs extraites de la terre,
cet acte de peindre des parois, des tatouages,
par horreur du vain, temps et mort ;
cet acte d'enfermer l'espace entre des murs,
par horreur du vide, temps et mort ;
cet acte de frapper sur la pierre et le bois,
par horreur du silence, temps et mort.

Il fut autre, calendrier du feu des astres,
cet acte de remonter dans d'Histoire,
par horreur de l'avenir, temps et mort ;
cet acte d'abriter sa face sous des masques,
par horreur du présent, temps et mort ;
cet acte d'effacer l'abstrait avec des nombres,
par horreur de l'éternel, temps et mort,

Il fut autre, racines et graines dans la terre,
cet acte de peupler de semis les humus,
par horreur de la faim, temps et mort ;
cet acte de répartir les eaux en artères,
par horreur des sécheresses, temps et mort ;
cet acte de choyer la lune avec les yeux,
par horreur des ténèbres, temps et mort.

Il fut autre, religieux engrais transparent,
cet acte d'adorer la pluie, le soleil et la terre,
par horreur de l'incertain, temps et mort ;
cet acte de percer sa langue avec l'épine,
par horreur du doute, temps et mort ;
et cet acte d'apprendre les noms du chemin,
par horreur du retour, temps et mort.

Il fut autre, les sens en amoureuse mousse,
cet acte de gésir dans l'écorce femelle,
par horreur de se dessécher, temps et mort ;
cet acte de lancer les flèches de la vie,
par horreur de les garder siennes, temps et mort ;
et cet acte de rester en fils de la chair,
par horreur de la tombe, temps et mort90.

Gioconda Belli91

Je renonce

Je renonce,
je me retire de ce jeu,
je ne connais pas les règles
moi j'avais les blanches
mais toi tu fais des coups que je ne comprends pas
- peut-être qu'il y a beaucoup de dames à ta table
ou que tu joues ce jeu à ta manière -
Mais j'ai toujours, malgré la pénombre et la peur,
des tours debout
des cavaliers scellés dans la nuit
des fous argentés sur ma ligne d'horizon
mon cœur est reine
parmi la brume de ta peau incertaine.
Joueur de nuits tièdes,
je me retire
je préfère ma solitude et mon ancienne tristesse.
Mieux vaut laisser tomber la partie,
mon amour.

Ernesto Cardenal92

Epigramme

Lorsque je t'ai perdue, moi, toi et moi avons perdu :
moi parce que tu étais ce que j'aimais le plus
et toi parce que j'étais celui qui t'aimait le plus.
Mais de nous deux, toi, tu perds plus que moi :
parce que moi, je pourrai en aimer d'autres comme je t'ai aimée toi
mais toi, on ne t'aimera pas comme je t'aimais, moi.

Jeunes filles qui un jour lirez émues ces vers
et qui rêverez d'un poète :
sachez que je les ai faits pour une jeune fille
comme vous et que ce fut en vain.

Telle sera ma vengeance :
Qu'un jour t'arrive dans les mains le livre
d'un poète célèbre et que tu lises ces lignes
que l'auteur a écrites pour toi et que tu ne le saches pas.

On m'a raconté que tu étais amoureuse d'un autre
alors je suis retourné dans ma chambre
et j'ai écrit cet article contre le Gouvernement
à cause duquel je suis en prison93.

Luis de Lion94

A propos du rôle de la beauté

Parce que
chaque oeillet est une étincelle,
cette manifestation est un incendie
parce que
le feu se nourrit
des phrases d'un livre
du vent d'une grève,
ou de la flamme d'une fleur.

Ana Maria Rodas95

Poème de la gauche érotique

D'accord,
je suis emportée, jalouse,
versatile et pleine de luxure.
Qu'est-ce qu'ils voulaient ?
Que j'ai des yeux,
des glandes,
un cerveau, trente-trois ans
et que j'agisse
comme le cyprès d'un cimetière ?

Miss Hulk

Je suis une femme incroyable
quand je m'énerve
je grandis
je deviens verte
je déchire tout en dedans.

Bill Bixby
Fait tout cela
mais lui
c'est un homme
il le fait en dehors.

Manuscrit Maya

l'Homme de Rabinal96

« Ô ciel, ô terre !
N'est-elle parvenue à rien, ma colère, ma force ?
J'ai joui de mon parcours sous le ciel
de mon parcours sur la terre,
j'en suis revenu bredouille !
À rien n'est parvenue ma colère, ma force !
Ô ciel, ô terre !
Est-il certain qu'ici je mourrai
je disparaîtrai,
ici, au nombril du ciel au nombril de la terre ? »

« Allez-vous en, mes métaux dorés mes métaux argentés !
Allez-vous en, l'enfant de mon arc l'enfant de mon bouclier,
mon manche de guerre
ma hache de guerre !
Allez aussi, vous tous, mes vêtements et mes sandales !
Allez-vous en vers nos montagnes, vers nos vallées !
Allez communiquer la nouvelle nous concernant
face à notre maître à notre éminence,
car notre maître notre éminence dit peut-être :
"Il est en route, mon coléreux, mon guerrier,
en train de chercher
de rechercher notre nourriture notre subsistance !"
C'est ce que dit probablement notre maître, notre éminence !
Ce qu'il ne dira plus si tant est que j'attends désormais ma mort
ma disparition
ici, au nombril du ciel au nombril de la terre !

« Ô, ciel ô, terre !
Si vraiment ici je meurs
je disparais, ici, au nombril du ciel
au nombril de la terre,
alors, que je ressemble à cet écureuil
à cet oiseau qui mourut sur la branche
sur le rameau de l'arbre
dont est tirée sa nourriture
sa subsistance,
ici, au nombril du ciel
au nombril de la terre ! »

« Ô, vous, les Guerriers Aigles
ô, vous, les Guerriers Jaguars, venez !
Faites votre travail
accomplissez votre charge,
faites donc agir vos crocs et vos serres,
afin qu'en un instant vous me fassiez devenir plumage
puisque je fus seulement valeureux
en venant de mes montagnes de mes vallées !
Que le ciel et la terre demeurent avec vous,
vous, les Guerriers Aigles,
vous, les Guerriers Jaguars ! »

HONDURASSIENNE

José Antonio Funes97

Quelque part dans la nuit

Depuis quel lit, quelle plage ou prairie
les amoureux te voient-ils
et choisissent-ils la tournure la plus lâche pour tuer le silence ?
Ou depuis quelle page blanche le poète répond-il à tes clins d'œil
avec d'infimes vers sucrés
que les gamines ânonneront plus tard dans les écoles ?

J'en a assez tu sais, on en a vraiment assez
de te voir dans ce coin du ciel attendant le prochain poème.
Putain de lune qui se vend pour deux ou trois métaphores !

La mort a une haleine de glace

Didier est mort de froid dans une forêt en France.
La dernière nuit de sa vie,
tandis que la gel mordait ses os,
Il s'est souvenu des mots de sa mère lorsqu'elle lui mettait une écharpe bleue,
avant de l'emmener à l'école :
« Didier, reste tranquille. »
Enfant il aimait l'innocence de la neige
et la forêt était ce lieu mystérieux où pouvait régner un prince ou un loup.
Mais cette nuit-là, les arbres sont devenus de sinistres barreaux
et Didier s'est agrippé à son carton, à ses vieux chiffons,
jusqu'à ce qu'un feu blanc brûle son haleine.

Ada Montès98

Des errances

Une maison borgne
petit jardin triste grillage
trois fleurs fraîches accrochées là toujours
comme une erreur dans la grisaille
un point d'interrogation sur des lèvres absentes
au milieu d'une phrase que personne n'écoute 
c'est la mère
la femme qui n'est plus que mère à force de chagrin
les fleurs ont l'air fausses
tant elle choisit les plus belles
tant elles brillent
drôle d'éclat tout contre le bitume
souvent des roses
il aimait ça
ou peut-être que c'est elle qui s'en est convaincue
à force d'en poser à côté de son sommeil -- avant
maintenant à côté de son souvenir
adoration pour le fils
l'aura chaude qui émanait de sa bouche d'enfant
embellissait les fleurs
trois fleurs par jour
tout contre la route
c'est tout ce qui lui reste
son rituel de mère
maudite route qu'il lui faut fleurir
sa routine de deuil
souvent des roses
rarement des tournesols
il ne fera plus jamais soleil

Roberto Sosa99

De l'enfant à l'homme

Il est facile de laisser un enfant
à la merci des oiseaux.
De regarder sans le moindre étonnement
ses yeux lumineux sans défense.
De le laisser hurler
au milieu de la foule.
De ne pas comprendre la langue
si claire de ses pauvres paroles.
Ou de dire à quelqu'un :
- Il est à vous pour toujours.
C'est facile, très facile.
Le difficile est de lui donner la dimension
d'un homme vrai100.

Clementina Suarez101

Sans domicile fixe

Je vais
Je viens,
Et puis je pense.
Que ce soit
Ici ou bien là,
Il n'y a pas
De lieu
Acquis. Ici
Ou là,
Je suis ce que
Les gens appellent
Un étranger.
Et comme un étranger
J'irai et viendrai
Jusqu'à  ce qu'ici
Ou là
Ni moi
Ni personne ne le soit plus102.

Mort d'une ouvrière

Je ne descendrai pas en lambeaux dans la tombe,
pas une seule dent de ma bouche n'est tombée.
Les chairs de mon corps gardent leur forme intacte
et la tête se tient souple sur sa tige.

Je rejoindrai la mort avec la lèvre fraîche,
d'une voix ferme et claire je répondrai à son appel.
Je sais que les minutes de la vie sont comptées
et que jamais le destin ne diffère sa sentence.

Je n'ai pas peur d'entrer dans l'ombre
je veux que personne ne vienne pleurer ma mort,
l'écume de mon sang se répand comme de l'huile,
et je ne demande qu'une chose à chacun : le silence.

Je ne veux pas être coiffée après la mort,
ni que l'on joigne mes mains sur ma poitrine,
je veux que l'on me laisse dans l'état où je serai,
et qu'ainsi l'on m'abandonne dans la terre ouverte.

Je ne veux pas être vêtue, ni que viennent m'outrager
ceux qui jamais ne furent à mes côtés.
Mes camarades sincères, ceux qui toujours le sont restés,
qu'eux seuls se chargent d'aller m'enterrer.

Je ne veux pas non plus de signe ou qu'on me mette une croix
je ne veux rien pour moi que les pauvres ne puissent avoir,
car même après la mort, mon poing demeurera serré
et dans le vent mon nom sera comme un drapeau103.

MEXICAINE

Homero Aridjis104

Autoportrait à quatre-vingts ans

Jamais je n'aurais cru passer mes quatre-vingts ans
dans l'année de la peste et d'un pouvoir populiste.
Pourtant me voici reclus dans ma maison de la ville de Mexico,
avec Betty, l'épouse de ma vie entière,
et trois chats sauvages tout droit sortis de la rue ;
ah et puis une image de la Vierge de l'Apocalypse,
Au mur de l'escalier éclairée nuit et jour.

Chloe, Eva, mes filles, jumelles astrales, devenues des mères spirituelles,
et Josefina, ma seule petite-fille, changée en aïeule joueuse,
à Londres et à Brooklyn, loin de nous,
elles voient et entendent derrière les vitres passer les ambulances de la mort.

J'ai des paradis qu'aucune contrée n'abrite
et mes soleils sont des soleils intérieurs,
et l'amour, plus que le rêve est une seconde vie,
je le vivrai jusqu'à la dernière heure
dans la quotidienneté stupéfiante du mystère.

Environné de lumière et de chants d'oiseaux,
je vis dans un état de poésie,
parce que pour moi vie et poésie c'est la même chose.
C'est pourquoi je voudrais en ces jours derniers comme Titien
une fois de plus peindre le corps humain.

Étant poussière, mais poussière amoureuse105.

Rosario Castellanos106

Appel au solitaire

Il est nécessaire, parfois, de trouver de la compagnie.
Ami, il n'est possible ni de naître, ni de mourir
sans autrui. Il est bon
que l'amitié enlève
au travail sa face de châtiment
et à la joie son air illicite de délit.

Comment pourras-tu être seul à l'heure
complète, où les choses et toi bavardent et bavardent,
jusqu'au petit matin ?

Naissance

Il était là. Personne (et lui le moindre de tous)
ne savait qui il était, comment, pourquoi, où.

Il prononçait des paroles que les autres comprenaient
-- ​​il n'entendait jamais les siennes --
il se cachait à l'endroit même où les autres cherchaient,
dans sa maison, dans son corps, dans ses âges,
toujours absent et muet.

Comme tous, il fut maître de sa propre vie
une heure ou plus, puis il ouvrit les mains.
Puis ils ont demandé : était-il beau ?
Presque personne ne se souvenait d'une telle surface,
qui a lutté avec la lumière pour l'éclairage
et a été arrachée tant de fois.

Ils lui ont inventé des actions, des intentions. Et il avait
une histoire, un destin, une épitaphe.

Et il était enfin un homme.

Ali Chumacero107

Miroir d'angoisse

Je me regarde, livré,        
écoutant battre mon propre sang,
avec l'attention nue
de celui qui s'attend à se retrouver dans un miroir        
ou au fond de l'eau
quand, tendant son corps, il le voit se rapprocher de
son ombre, lente et inclinée,        
vers la conjonction suprême
de deux pulsations perdues en elles-mêmes,
comme un double rêve ou une parole        
insérée en écho jusqu'à atteindre
la première rive du silence.

Dans le miroir des rêves je suis à côté de moi        
et mon image se penche, tend les bras,
cherche à saisir ce qui est incontrôlé,       
ce qui résonne en moi
comme une ombre emprisonnée dans l'obscurité        
qui voudrait trouver une lumière
pour pouvoir naître.

Je suis à côté de l'ombre projetée par mon ombre,        
en moi, assiégée,
intacte, légèrement appuyée
sur ma propre forme : mon agonie,        
et en vain j'ai déjà envie de fermer les yeux,
de laisser mes bras à leur propre poids        
ou que l'eau de silence lave mon corps,
car mon rêve devant moi me nomme déjà,        
Il détruit déjà le miroir dans lequel il se tient
et appuie sa voix sur la mienne :        
je suis déjà face à la mort.

Ruben Dario108

Sonatine

« La princesse est triste... qu'est-ce que la princesse aura ?
Des soupirs s'échappent de sa bouche de fraise,
qui a perdu le rire, qui a perdu la couleur.
La princesse est pâle dans son fauteuil doré,
le clavier de sa touche dorée est silencieux ;
et dans un vase oublié une fleur s'évanouit.

(...)

"Oh ! La pauvre princesse à la bouche rose
veut être une hirondelle, veut être un papillon,
avoir des ailes légères, voler sous le ciel,
aller au soleil à l'échelle lumineuse d'un rayon,
saluer les lys avec les vers de mai,
ou se perdre dans le vent sur le tonnerre de la mer.
"Elle ne veut plus du palais, ni le rouet d'argent,
ni le faucon enchanté, ni le bouffon écarlate,
ni les cygnes d'un commun accord sur le lac d'azur.
Et les fleurs sont tristes pour la fleur de la cour ;
le jasmin d'Orient, les nelumbos du Nord,
des dahlias occidentaux et des roses du sud.
"Pauvre princesse aux yeux bleus !...".

Jeunesse, divin trésor

Jeunesse, divin trésor,
tu t'en vas sans retour
Quand je veux pleurer, ne le puis,
et parfois sans le vouloir je pleure...

Et les autres ! Sous tant de climats,
en tant de pays, elles sont toujours,
sinon prétexte de mes rimes,
des fantômes de mon coeur.

Je cherchai en vain la princesse
qui était triste d'attendre.
La vie est dire, lourde et amère.
Il n'y a plus de princesse à chanter !

Mais en dépit du temps têtu,
ma soif d'amour ne s'apaise ;
malgré mes cheveux gris je vais
cueillir les roses du jardin...

Jeunesse, divin trésor,
tu t'en vas sans retour !
Quand je veux pleurer, ne le puis,
et parfois sans le vouloir je pleure...

Mais elle est à moi l'Aube d'or !

Efraín Huerta109

Hauteur

Je suis
Exactement
À
Un mètre
Et 74 centimètres
Au-dessus
Du
Niveau
Du mal.

Eunice

Jour et nuit, mais
plus nuit que jour,
Eunice cause et se querelle
Avec les grands dogues.
Des mots et des aboiements,
De haut en bas,
De bas en haut.

A un certain moment
Triomphe Eunice aux yeux verts.
Des mots et des aboiements.
Les museaux se ferment.
Eunice dort.
La nuit s'éternise.

Nous avons quitté sa maison
Avec une aube enragée
Mordant nos fesses.

José Emilio Pacheco110

Haute Trahison

Je n'aime pas ma Patrie. Sa splendeur abstraite
est insaisissable.
Mais (même si cela sonne faux) je donnerais ma vie
pour dix de ses endroits, certaines personnes,
des ports, des forêts de pins, des forteresses,
une ville brisée, grise, monstrueuse,
plusieurs figures de son histoire,
des montagnes
(et trois ou quatre rivières).

Urbana, Illinois

Le bonhomme de neige dans le jardin
se casse
quand la terre émerge de l'hiver
Dans un jardin plus vaste nous sommes tous
de fragiles figurines attendant
notre dissolution

Les éléments de la nuit

Sous le plus petit empire que l'été a rongé
s'écroulent les jours, la foi, les prévisions.
Dans la dernière vallée
la destruction s'assouvit
dans des villes vaincues que la cendre affronte.
La pluie éteint la forêt illuminée par l'éclair.
La nuit laisse son venin.
Les mots se brisent contre l'air.
.
Rien ne se restitue,
Rien n'accorde
La verdeur aux champs calcinés.
Ni l'eau dans son exil
Ne retournera à la fontaine
Ni les os de l'aigle
Ne retourneront â ses ailes.

Épilogue

L'automne était la seule divinité
Elle renaissait
préparant la mort
Soleil couchant
qui dorait les feuilles sèches.

Et comme les générations des feuilles
sont les humains

A présent nous nous en allons
mais cela n'a pas d'importance
parce que d'autres feuilles
verdiront sur la même branche
Face à ce triomphe
de la vie perpétuelle
peu importe
notre misère morte
Ici nous fûmes
habitant chez les morts
et nous nous perpétuerons
dans la chair et le sang
de ceux qui arrivent

Octavio Paz111

Dire : Faire, I

Parmi ce que je vois et dis,
parmi ce que je dis et tais,
parmi ce que je tais et rêve,
parmi ce que je rêve et oublie,
la poésie.

Se glisse parmi le oui et le non
dit ce que je tais,
tait ce que je dis,
rêve ce que j'oublie.
Ce n'est pas un dire : c'est un faire.
c'est un faire qui est un dire.

La poésie se dit et s'entend : est réelle.
Et à peine dis-je est réelle se dissipe.
Est-elle plus réelle ainsi ?

Entre aller et rester

Entre partir et rester dans le doute le jour,
amoureux de sa transparence.
L'après-midi circulaire est déjà baie :
dans son mouvement immobile, le monde bascule.
Tout est visible et tout est insaisissable,
tout est proche et tout est intouchable.
Les papiers, le livre, le verre, le crayon
ils reposent à l'ombre de leurs noms.
Battement du temps qui se répète dans ma tempe
la même syllabe obstinée de sang.
La lumière rend le mur indifférent
un théâtre spectral de réflexions.
Au centre d'un œil je me découvre ;
Il ne me regarde pas, je me regarde dans ses yeux
L'instant se dissipe. Sans bouger,
Je reste et je pars : je fais une pause.

Mouvement

Si tu es la jument d'ambre
je suis le chemin de sang
Si tu es la première neige
je suis celui qui allume le brasier de l'aube
Si tu es la tour de la nuit
je suis le clou brûlant dans ton front
Si tu es la marée du petit matin
je suis le cri du premier oiseau
Si tu es le panier d'oranges
je suis le couteau de soleil
Si tu es l'autel de pierre
je suis la main sacrilège
Si tu es la terre couchée
je suis le roseau vert
Si tu es le saut du vent
je suis le feu enterré
Si tu es la bouche de l'eau
je suis la bouche de la mousse
Si tu es la forêt des nuages
je suis la hache qui les fend
Si tu es la ville profanée
je suis la pluie de consécration
Si tu es la montagne jaune
je suis les bras rouges du lichen
Si tu es le soleil qui se lève
je suis le chemin de sang

Jaime Sabines112

J'espère guérir de toi

J'espère être guéri de toi dans quelques jours.
Je dois arrêter de te fumer, te boire, penser à toi. C'est possible.
Suivre les prescriptions de la moralité à tour de rôle.
Je prescris le temps, l'abstinence, la solitude.

La nuit émoussée tournait déjà à l'aurore.
Sa violence spectrale se crispait, rendant
tout étrange et difficile. 

Des chiens disséminés se répondent
par des aboiements fatals, où renaissent

PÉRUVIENNE

Andynsane113

Les cinquante signes que tu es péruvien

1.Tu parles en chantant, et tu ne te rends pas compte 2. Tu allonges les mots sans raison
3. Tu dis "ya" pour donner l'emphase à tes phrases
4. Quand tu n'as pas de sujet de discussion tu parles de bouffe
5. Tu négocies absolument tout
6. On met des diminutifs absolument partout  (ito/ita)
7. Même si tu n'as pas un sou, la "petite télé" ne manque pas au salon
8. Tu dis "pues" partout quand tu parles
9. Tu es nul en cuisine mais tu es l'expert de l'Arroz Chaufa.
10. Tu adores le foot et tu as l'espoir que l'équipe péruvienne se qualifie à la prochaine coupe du monde.
11. Tu sais repérer un bon ceviche quand il est bien fait
12. Tu t'as pris la tête avec le contrôleur du bus au moins une fois dans ta vie
13. Tu remplaces "si" (oui) par "ya"
14. Tu sais bien qu'après le "fullbito" (petit match de foot) il y a le full -vaso (boire une bière).
15. Tu sais très bien que ton pays est riche en biodiversité et tu en es trop fier
16. Tu manges tout avec du riz, et si le plat que tu as commandé n'a pas de riz tu le commandes en plus
17. Tu oublies que l'argot n'est pas dans la RAE (Real Academia Española)
18. Quand tu aimes quelque chose tu dis "piola"
19. Quand quelque chose te surprend tu dis "Asu mare"
20. Tu adores la pomme de terre dans toutes ses formes et variétés.
21. ça te surprend que les étrangers n'aiment pas la Chicha morada
22. Tu as au moins un ami "chinois" (péruvien avec les yeux bridés)
23. Tu as un sac plastique rempli d'autres sacs plastiques
24. Quand tu trouves quelque chose de génial tu dis "de la pitirimitri"
25. Tu t'es servi d'un pot de confiture comme verre d'eau.
26. Tu sais très bien que toute la bonne nourriture ne se trouve pas dans les restos hors de prix
27. Tu as mangé du pollo a la brasa (poulet rôti péruvien) en regardant un match de foot au moins une fois dans ta vie.
28. Quand tu fais des plans avec tes potes, aller manger est toujours ton premier choix
29. Tu ne salues pas quelqu'un avec un "salut" mais un "habla" (parle)
30. Avant d'aller manger tu regardes le prix
31. Tu demandes la taille du plat avant de commander.
32. Tu es très nationaliste et fier
33. Tu de débrouilles pour sortir avec un petit budget.
34. Tu fais ce geste pour demander l'addition dans un resto.
35. Nous sommes le seul pays à mettre des dédicaces dans les pare-brises
36. Quand l'équipe péruvienne de foot gagne un match amical tu le fêtes comme si l'on gagnait la coupe du monde
37. Tu as un chifa  près de chez toi
38. Tu as déjà piqué les petits sachets de ketchup et mayo des restos.
39. Tu sais que mélanger différents plats est très bon
40. Tu gardes toutes les affaires que tu n'utilises plus car tu as l'espoir qu'un jour tu en auras besoin
41. Tu as déjà partagé le même verre de bière avec tous tes potes.
42. Au lieu de dire voiture tu dis caña
43. Tu sais que n'importe quel plat est meilleur avec son piment péruvien (rocoto).
44. Tu parles avec beaucoup de respect à la police
45. Les jours fériés sont sacrés et tu profites pour voyager
46. Le dimanche tu te réveilles avec des envies de plats typiques ou un petit ceviche ooootro level
47. Tu ne dis pas "attend moi un moment" tu dis "attend moi"un toque"
48. A Noël ou au jour de l'an il y a toujours la salade russe à table
49. Tu as déjà négocié du rab dans un restaurant (yapa) et tu n'en as pas honte
50. Et finalement tu t'es identifié avec au moins la moitié des signes de cette vidéo et tu sais qu'être péruvien est Chévere

Javier Heraud114

Le fleuve

Je suis un fleuve,
je descends par les pierres larges,
je descends par les roches dures,
par le sentier dessiné par le vent.
Il y a des arbres autour de moi assombris par la pluie.
Je suis un fleuve, je descends de plus en plus furieusement
de plus en plus violemment,
je descends chaque fois qu'un pont me reflète sur ses arches.

Je suis un fleuve, un fleuve,
un fleuve cristallin dans le matin.
Parfois je suis tendre et bienveillant.

Je me glisse doucement dans les vallées fertiles,
je donne à boire des milliers de fois
au bétail, aux gens dociles.
Les enfants m'approchent le jour,

et la nuit des amants tremblants
reposent leurs yeux dans les miens,
et noient leurs bras dans l'obscure clarté
de mes eaux fantastiques.

Je suis le fleuve.
Mais parfois je suis sauvage et fort,
mais parfois je ne respecte ni la vie ni la mort.
Je descends par les cascades précipitées,
je descends avec furie et avec rancœur,
je frappe contre les pierres encore et toujours,
je les mets une à une en miettes interminables.
Les animaux s'enfuient,
s'enfuient en fuite quand je déborde dans les champs,
quand je sème de petits cailloux les rives,
quand j'inonde les maisons et les pâturages,
quand j'inonde les portes et leurs cœurs,
les corps et leurs cœurs.

Et c'est alors que je me précipite le plus.
Quand je peux atteindre les cœurs,
quand je peux les attraper par le sang,
quand je peux les regarder de l'intérieur.
Et ma fureur devient paisible,
et je me change en arbre,
et je m'immobilise comme un arbre,
et je me tais comme une pierre,
et je suis muet comme une rose sans épines.

Je suis un fleuve.
Je suis le fleuve éternel du bonheur.

Je sens déjà les brises proches,
je sens déjà le vent sur mes joues,
et mon voyage à travers bois, fleuves, lacs et prairies
devient interminable.

Je suis le fleuve qui voyage sur les rives, arbre ou pierre sèche
je suis le fleuve qui voyage sur les berges, porte ou cœur ouvert
je suis le fleuve qui voyage dans les pâturages, fleur ou rose coupée
je suis le fleuve qui voyage dans les rues, terre ou ciel mouillé
je suis le fleuve qui voyage dans les bois, roche ou sel brûlé
je suis le fleuve qui voyage dans les maisons, table ou chaise suspendue
je suis le fleuve qui voyage dans les hommes,
arbre fruit

rose pierre
table coeur
coeur et porte
revenus115.

Alejandro Romualdo116

Poème à Tupac Amaru

Ils le feront exploser avec de la dynamite
Comme une masse, ils le chargeront, le traîneront
A force de coups, ils lui rempliront la bouche de poudre
Ils le feront exploser : Et ils ne pourront le tuer !

Ils le mettront la tête en bas
Lui prendront ses désirs, ses dents et ses cris
Ils lui donneront des coups de pieds avec furie. Ensuite
Ils le saigneront : Et il ne pourront le tuer !

Ils couronneront sa tête de sang
Ses pommettes, de coups
Et de clous ses côtes
Ils lui feront mordre la poussière
Ils le frapperont : Et ils ne pourront le tuer !

Ils lui enlèveront les rêves et les yeux
Ils voudront le désarticuler cri par cri
Ils lui cracheront dessus
Dans ce massacre, ils le cloueront : Et ils ne pourront le tuer !

Ils le mettront sur le centre de la place
La bouche en haut, regardant l'infini
Ils lui attacheront les membres
Brutalement, ils l'écartèleront : Et ils ne pourront le tuer !

Ils voudront le faire exploser et ne pourront le faire exploser
Ils voudront le briser et ne pourront le briser
Ils voudront le tuer et ne pourront le tuer
Ils voudront le désarticuler, le broyer
Le souiller, le piétiner, lui enlever son âme
Ils voudront le faire exploser et ne pourront le faire exploser.
Ils voudront le briser et ne pourront le briser
Ils voudront le tuer et ne pourront le tuer.

Au troisième jour de souffrances
Quand on croit que tout est fini
En criant LIBERTÉ ! sur la Terre
Il reviendra : Et ils ne pourront le tuer !

Magda Portal117

Mer de joie

Je suis une mer, car je n'aurais pas été un fleuve
Une mer sans canaux
Des joies vertes
Moi des profondes solitudes
une mer contenant
la vie et de la mort
d'où partent et vers laquelle affluent
toutes les forces de la vie

Je suis une mer comme cette mer calme
que voient mes yeux
et qui entoure la Terre
avec son superbe baiser blanc

je suis une mer
pupilles du crépuscule
voix d'aurore
comme cette mer bleue
celle où je me suis réveillée lors de mon premier voyage
cette mer de bras ouverts
de la jeunesse éternelle
où repose mon espoir
mouette blanche
aux yeux roses
je suis une mer

Genèse de la vie.

José Santos Chocano118

Qui Sait

Toi l'Indien qui apparait à la porte
de ta maison rustique :
N'as-tu pas d'eau pour ma soif ?
Une couverture pour le froid qui me mord ?
un maigre épi de maïs pour ma faim,
et pour mon rêve, un recoin sombre ?
Une brève quiétude pour mon errance ? 

-Qui sait, monsieur !

Toi l'Indien qui laboure péniblement
les terres d'un autre maître  :
Ignores-tu qu'elles devraient être tiennes
pour ton sang et ta sueur ?
Ignores-tu que l'audace cupide
des siècles passés te les a volé ?
Ignores-tu que tu que c'est toi le propriétaire ?

-Qui sait, monsieur !

Toi l'Indien au front taciturne
et aux pupilles éclatantes :
quelle pensée se cache 
derrière ton énigmatique expression ?
Que cherches-tu dans ta vie ?
Qu'implores-tu de tes dieux ?
A quoi rêve ton silence ?

-Qui sait, monsieur ! 

Oh, race antique et mystérieuse
au coeur impénétrable,
qui voit l'allégresse sans joie
et  la douleur sans souffrir :
tu es auguste comme les Andes,
le grand Océan et le Soleil !
Et ton attitude qui semble
celle de la vile résignation
est d'une sagesse d'indifférence
d'une fierté sans rancoeur...

Ton sang coule dans mes veines
et, si mon Dieu m'interrogeait
 sur ce que je préfère,
-la croix ou le laurier, l'épine ou la fleur,
le baiser qui apaise mes soupirs
ou le fiel qui emplit ma chanson -
de par ce sang, je lui répondrais avec ces mots : 

-Qui sait, monsieur119 !

Isabel Sabogal120

Tout est fait juste à ta mesure

Tout est fait sur mesure pour toi-même,
L'âme est l'âme et notre corps,
Un doux enchevêtrement entrelacé
A travers l'obscurité de la nuit et des songes.
Tout est fait juste à ta mesure,
Cette rue, ce jardin, ce souvenir-ci,
Ces feuilles-là qui se perdent dans l'air,
Ces livres-ci, ce bar et ces baisers-là.

Tout est fait juste à ta mesure,
Peu importe combien les morts et les vivants nous pressent,
Peu importe combien ils nous persécutent en disant ce que nous sommes,
Ce que nous n'étions pas, ce que nous ne serons jamais,
Un corps, un nom de famille, un sourire,
Un regard qui se perd avec le vent...

Manuel Scorza121

Vent de l'oubli

Comme toutes les filles du monde
elle aussi ils l'ont tissée
avec leurs rêves,
les hommes qui l'aimaient.
Et je l'aimais.

Ce pourrait être un visage pour les autres
que le vent de l'oubli
efface à l'instant.
Ça se pourrait,
mais je l'aimais.

J'ai vu les choses les plus simples
devenir mystérieuses
quand elle les touchait.
parce que les étoiles de la nuit
Elle les a semées de sa main !

Les jours d'émeraude
oiseaux tranquilles,
les rosées bleues,
Elle les a créés !

j'étais troublé
Rien que de la voir marcher sur l'herbe.
Ah si tes yeux me regardaient encore !

Cette nuit, je n'aurais pas autant de nuit.
Cette nuit la pluie tomberait sans me mouiller.
parce que la pluie ne trempe pas
ceux qui sont perdus
dans la forêt de ses rêves scintillants,
et leurs jours ne finissent pas
et ce sont ses nuits transparentes.

Où es-tu maintenant ?
Dans quelle ville,
dans quelle pénombre,
dans quelle forêt
où les lucioles ne te connaissent pas ?

Peut-être que pendant que j'écris,
tu es en banlieue
seule, sans défense, abandonnée...

Abandonnée, non !
En ton absence
Mon coeur meurt chaque après-midi

César Vallejo122

Je vais parler de l'espérance

Je n'ai pas mal en tant que César Vallejo. Aujourd'hui je n'ai pas mal en tant qu'artiste, homme ou même que simple être vivant. Je n'ai pas mal en tant que catholique, mahométan ou athée. Aujourd'hui j'ai seulement mal. Si je ne m'appelais pas César Vallejo, j'aurais tout aussi mal. Si je n'étais pas homme ou simple être vivant, j'aurais tout aussi mal. Si je n'étais pas catholique, athée ou mahométan, j'aurais tout aussi mal. Aujourd'hui ma souffrance vient de plus bas. Aujourd'hui, j'ai seulement mal.
J'ai mal aujourd'hui sans explications. Ma douleur est si profonde, qu'elle n'a plus de cause qu'elle ne manque de cause. Quelle pourrait en être la cause ? Où réside cette chose si importante qu'elle a cessé d'en être la cause ? Rien n'en est la cause, rien n'a pu cesser d'en être la cause. D'où est né cette douleur qui se suffit à elle même ? Ma douleur est du vent du nord et du vent du sud, comme ces oeufs neutres de certains étrangers oiseaux fécondés par le vent. Si mon aimée était morte, ma douleur serait égale. Si l'on m'avait tranché net le coup, ma douleur serait égale. Aujourd'hui ma souffrance vient de plus haut. Aujourd'hui j'ai seulement mal.
Je regarde la douleur de l'affamé et je vois que sa faim est si loin de ma souffrance, que si même si je jeûnais à en mourir, de ma tombe sortirait toujours un brin d'herbe. De même pour l'amoureux. Quel sang est le sien, plus engendré que le me mien, sans source ni fin !
Je croyais jusqu'à maintenant que toutes choses dans l'univers étaient faites, inévitablement, de géniteurs et d'enfants. Mais je vois que ma douleur d'aujourd'hui n'est ni génitrice ni enfant. Il lui manque un dos pour s'éteindre au soir, comme elle a trop de poitrine pour naître au matin, et si on la mettait dans un séjour obscur, elle ne donnerait pas de lumière, et si on la mettait dans un séjour lumineux, elle ne produirait pas d'ombre. Aujourd'hui j'ai mal quoi qu'il puisse arriver. Aujourd'hui j'ai seulement mal.

Dieu était malade

Je suis né un jour
où Dieu était malade

Tous savent que je vis,
que je suis mauvais : mais ils ne savent rien
du décembre de ce janvier.
Car je suis né
un jour où Dieu était malade.

Il est un vide
dans mon air métaphysique
que personne ne palpera :
le cloître d'un silence
qui parla à fleur de feu.

Je suis né un jour
où Dieu était malade.

Mon frère, écoute, écoute...
Bon. Et que je ne parte pas
sans emporter de décembres,
sans laisser de janviers.

Car je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je mastique... Mais ils ne savent pas
pourquoi dans mon vers grincent,
obscur déboire de cercueil,
des vents lyissés
décrochés du Sphinx
indiscret du désert.

Tous savent... Et ne savent pas
que la Lumière est phtisique,
et l'Ombre grosse...
Mais ils ne savent pas que le Mystère synthétise...
qu'il est la bosse
musicale et triste qui à distance annonce
le passage méridien des lisières aux Lisières.

Je suis né un jour
où Dieu était malade,
gravement.

Masse

La bataille finie,
et mort le combattant, est venu vers lui un homme
qui lui a dit : « Ne meurs pas ; je t'aime tant ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent :
« Ne nous quitte pas ! Courage ! Reviens à la vie ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui
clamant : « Tant d'amour et ne rien pouvoir contre la mort ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

L'entourèrent des millions d'individus,
implorant d'une seule voix : « Reste, frère !
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

Alors, tous les hommes de la terre
l'entourèrent ; les vit le cadavre triste, ému ;
il se releva lentement,
serra dans ses bras le premier homme ; se mit à marcher...

Léo Zelada123

La chouette blanche

Le souffle du cyprès
me procure en cet instant
un calme rafraîchissant.
Il y a longtemps que je ne me suis pas retiré
sur le banc d'un parc.
Il y a trop longtemps
que je ne suis pas sorti à la tombée du jour
pour m'imprégner de la clarté 
du soir.
Oui,
je suis sorti
et me suis accoutumé peu à peu
à être cet oiseau nocturne mélancolique.
J'ai été protégée par la splendeur maternelle
de la lune.
Tu as traversé la nuit
en étant pur comme un iceberg
de la banquise.
Maintenant tu as
la sérénité de la chouette blanche.


  1. Maya Angelou : 1928 - 2014 

  2. Trad Olivier Favier 

  3. Charles Bukowski : 1920 - 1994 

  4. Bob Dylan : 1941 - 

  5. Louise Glück : 1943 - 2023 

  6. Jim Morrison : 1943 - 1971 

  7. Sylvia Plath : 1932 - 1963 

  8. Trad Valérie Rouzeau 

  9. Edgar Allan Poe : 1809 - 1849 

  10. Ezra Pound : 1885 - 1972 

  11. Everett Ruess : 1914 - 1934 

  12. Walt Whitman : 1819 - 1892 

  13. Prince Netzahualcoyotl : 1402 - 1472 

  14. Trad Miguel Léon Portilla et Florent Boucharel 

  15. Tlaltecatzin de Huauchinango : Vers 1360 - nc 

  16. Trad Sebastian Salazar Bondy et Florent Boucharel 

  17. Plenty Coups : 1848 - 1932 

  18. 1967- 

  19. Jorge Luis Borgès : 1899 - 1986 

  20. Yolande Bédragal : 1916 - 1999 

  21. Franz Tamayo : 1879 - 1956 

  22. Carlos Drummond de Andrade : 1902 - 1987 

  23. Oswald de Andrade : 189 - 1954 

  24. Trad Nathalie d'Arbeloff 

  25. 1901-1964 

  26. Vinicius de Moraes : 1913 - 1980 

  27. Margaret Atwood : 1939 - 

  28. Robert William Service : 1874 - 1958 

  29. Alfred Desrochers : 1901 - 1978 

  30. 1954- 

  31. Hector de Saint-Denys Garneau : 1912 - 1943 

  32. Félix Leclerc : 1914 - 1988 

  33. Shabana Hunte : 2000 - 

  34. Wilindean Inniss : 2000 - 

  35. Kimolisa Mings : 1980 - 

  36. Manuel del Cabral : 1907 - 1999 

  37. Martin Carter : 1927 - 1997 

  38. Bob Marley : 1945 - 1981 

  39. Claude Mc Kay : 1890 - 1948 

  40. Derek Walcott : 1930 - 2017 

  41. Cecil Gray : 1895 - 1951 

  42. Maryse Condé : 1934-2024 

  43. Didier Destouches : 1974 - 

  44. Daniel Maximin : 1947- 

  45. Ernest Pépin : 1950 - 

  46. Jean Samuel Sahaï : 1947 - 

  47. Guy Tirolien : 1917 - 1988 

  48. Edmon Wouso : Vers 1990 - 

  49. Serge Patient : 1934 - 2021 

  50. Christiane Taubira : 1952 - 

  51. Aimé Césaire : 1903 - 2008 

  52. Patrick Chamoiseau : 1953- 

  53. Edouard Glissant : 1928 - 2011 

  54. Nicolas Guillen : 1902 - 1989 

  55. Manuel Diaz Rodriguez : 1871 - 1927 

  56. José Marti : 1853 - 1895 

  57. Manuel de Zequeira : 1764 - 1846 

  58. Georges Castera : 1936 - 2020 

  59. René Depestre : 1926 - 

  60. Jean Armoce Dugé : 1964 - 

  61. Dany Laferrière : 1953 - 

  62. Jules Solime Milscent : 1778 - 1842 

  63. Lyonel Trouillot : 1956 - 

  64. Franklin Mieses Burgos : 1907 - 1976 

  65. Nicolás Piña Lampe : 1921 - 1967 

  66. Elis Juliana : 1927 - 2013 

  67. Vicente Huidobro : 1893 - 1948 

  68. Trad Fernand Verhesen 

  69. Gabriela Mistral : 1889 - 1957 

  70. Pablo Neruda : 1904 - 1973 

  71. Trad Ricard Ripoli 

  72. Trad Roger Caillois 

  73. Nicanor Parra : 1914 - 2018 

  74. Trad Bernard Pautrat 

  75. Pablo de Rocka : 1895 - 1968 

  76. Léon de Greiff : 1895 - 1976 

  77. Trad Marianne Bordgardt 

  78. Myriam Montoya : 1963 - 

  79. Trad Claude Couffon 

  80. Trad Stéphane Chaumet 

  81. VF de l'auteure 

  82. Alvaro Mutis : 1923 - 2013 

  83. Eugenia Sanchez Nieto : 1953 - 

  84. Luis Vidalès : 1900 - 1990 

  85. Gonzalo Escudero : 1903 - 1971 

  86. Karina Galvez : 1964 - 

  87. José Joaquin Olmedo : 1780 - 1847 

  88. Humberto Ak'abal : 1952 - 2019 

  89. Miguel Angel Asturias : 1899 - 1974 

  90. Traduction de Claude Couffon et René L.-F. Durand 

  91. Gioconda Belli : 1948 - 

  92. Ernesto Cardenal : 1925 - 2020 

  93. Trad Edgar Romero / Modesta Suárez 

  94. Luis de Lion : 1939 - 1984 

  95. Ana Maria Rodas : 1937 - 

  96. Alain Breton (éd.) 

  97. José Antonio Funes : 1963 - 

  98. Ada Montès : 1990 - 

  99. Roberto Sosa : 1930 - 2011 

  100. Trad Gil Pressnitzer 

  101. Clementina Suarez : 1902 - 1991 

  102. Trad Claude Couffon 

  103. Trad Laurent Bouisset 

  104. Homero Aridjis : 1940 - 

  105. Version française par François Lallier 

  106. Rosario Castellanos : 1925 - 1974 

  107. Ali Chumacero : 1918 - 2010 

  108. Ruben Dario : 1867 - 1916 

  109. Efraín Huerta : 1914 - 1982 

  110. José Emilio Pacheco : 1939 - 2014 

  111. Octavio Paz : 1914 - 1998 

  112. Jaime Sabines : 1926 - 1999 

  113. Andynsane : 1992 - 

  114. Javier Heraud : 1942 - 1963 

  115. Trad Fanchita Gonzalez Batlle 

  116. Alejandro Romualdo : 1926 - 2008 

  117. Magda Portal : 1900 - 1989 

  118. José Santos Chocano : 1875 - 1935 

  119. trad E.Dupas 

  120. Isabel Sabogal : 1958 - 

  121. Manuel Scorza : 1928 - 1983 

  122. César Vallejo : 1892 - 1938 

  123. Léo Zelada : 1970 -