V Voix Européennes
ALLEMANDE
Hans Magnus Enzensberger 1
Des jeudis pareils
Des
jeudis pareils,
même le boucher le plus chevronné se coupe un doigt.
Tous les trains sont en retard
car les suicidaires ne peuvent plus se retenir.
L'ordinateur central au Pentagone est en carafe depuis longtemps
et toutes les tentatives de réanimation
dans les piscines de plein air arrivent trop tard.
Pour comble de malheur,
chez les Marotzke, à côté
voilà qu'en plus le lait déborde,
le chien a des problèmes de digestion,
jusqu'à la tante Olga, l'inaltérable,
qui n'est pas au sommet de sa forme.
Heinrich Heine2
La Lorelei
Sais-je d'où vient que je ressens,
Cette tristesse qui m'a pris,
Un conte issu du fond des temps
Qui ne me quitte pas l'esprit.
L'air a fraîchi, l'heure est obscure,
Et le Rhin coule calmement ;
La crête du rocher fulgure
Sous l'éclat du soleil couchant.
Assise est la très belle fille,
En haut -- merveille ! -- du versant :
Elle a son bijou d'or qui brille,
Des cheveux d'or, les va peignant,
Avec un peigne en or les peigne,
Et elle chante en même temps
Un insolite chant qu'imprègne
Un fort pouvoir d'enchantement ;
Chant qui pêcheur en barque accroche
‒ Que l'homme éprouve de douleurs !
D'yeux, il n'a pour écueil ni roche,
D'yeux, il n'a que pour les hauteurs.
À la fin, je crois bien qu'en l'onde,
Pêcheur, esquif, sont engloutis :
C'est là ce qu'en chantant sa ronde
La Lorelei a accompli.
Hermann Hesse3
Au moment d'aller dormir
Las
à présent de ma journée,
J'accueille, en mon désir ardent,
En ami la nuit constellée,
Pareil au las petit enfant.
Mains, délaissez ce que vous faites,
Cervelle, cesse de penser :
Tous mes sens à présent souhaitent
Dans le sommeil de se plonger.
Et l'âme ainsi qui se délivre,
À tire d'aile, librement,
Part dans la nuit magique vivre
Mille fois plus et pleinement.
Johann Wolfgang von Goethe4
Chant du promeneur nocturne
Sur
toutes les crêtes
La paix.
Sur toutes les faîtes
Tu sentirais
Un souffle à peine.
En forêt se taisent les oiseaux
Attends donc, bientôt
Tu te tairas de-même.
Le roi des aulnes
Quel est ce cavalier qui file si tard dans la nuit et le vent ?
C'est le père avec son enfant ;
Il serre le jeune garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.
Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d'effroi ton visage ?
Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
Mon fils, c'est un banc de brouillard.
« Cher enfant, viens donc avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi,
Il y a de nombreuses fleurs de toutes les couleurs sur le rivage,
Et ma mère possède de nombreux habits d'or. »
Mon père, mon père, et n'entends-tu pas,
Ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ?
Sois calme, reste calme, mon enfant !
C'est le vent qui murmure dans les feuilles mortes.
« Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ?
Mes filles s'occuperont bien de toi
Mes filles mèneront la ronde toute la nuit,
Elles te berceront de leurs chants et de leurs danses. »
Mon père, mon père, ne vois-tu pas là-bas
Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ?
Mon fils, mon fils, je vois bien :
Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.
« Je t'aime, ton joli visage me charme,
Et si tu ne veux pas, j'utiliserai la force. »
Mon père, mon père, maintenant il m'empoigne !
Le Roi des Aulnes m'a fait mal !
Le père frissonne d'horreur, il galope à vive allure,
Il tient dans ses bras l'enfant gémissant,
Il arrive à grand peine à son port ;
Dans ses bras l'enfant était mort.
Michael Krüger5
Les clés
En
rangeant le hangar,
j'ai trouvé une petite boîte de vieilles clés,
un lourd montage orné de belles barbes assyriennes.
Tout le monde rêve d'une autre porte
dans un autre siècle,
de duels et de saucisses bien garnies.
une qui va à un cœur fatigué de l'amour.
Elle aurait pu connaître Bismarck,
ou Fontane, ou une jeune dame dans un roman qui ne finissait pas bien.
Parce qu'elle ne voulait pas de serrures en plus,
je l'ai soigneusement remisée.
La maison poussa un soupir de soulagement.
AUTRICHIENNE
Thomas Bernhard6
Aucun arbre
Aucun arbre
ne te comprendra,
aucune forêt,
aucun fleuve,
aucun gel,
ni glace, ni neige,
aucun hiver, toi,
aucun être,
aucune tempête
sur la hauteur, aucune tombe,
ni Est, ni Ouest,
aucune larme, douleur --
aucun arbre7...
Sauvage pousse la fleur de ma colère
Sauvage pousse la fleur de ma colère
et tout le monde en voit l'épine qui se pique dans le ciel
que le sang coule de mon soleil
il pousse la fleur de mon amertume
de cette herbe qui lave mes pieds
mon pain O Seigneur
la fleur vaniteuse qui s'étouffe dans la roue de nuit
la fleur de mon blé Seigneur
la fleur de mon âme
Dieu me méprise
Je suis malade de cette fleur qui fleurit rouge sur mon front
par-dessus ma souffrance.
Hugo von Hofmannsthal8
Où que j'approche, où que j'aborde...
Où
que j'approche, où que j'aborde,
Ici dans l'ombre, là sur le sable,
Ils viendront près de moi s'asseoir
Et moi, je les divertirai,
Je les lierai avec le ruban d'ombre.
Ces choses qu'ils connaissent, je leur apprendrai
A les nommer choses occultes.
Après cela, ils ne pourront plus guère
Croire les mouvements de leurs membres
Sans lien avec la course des astres.
Car je leur dirai : « Haute Puissance est celle
Qui gouverne le jour, fait descendre la nuit.
Mais en vous immergés se trouvent
De très mystérieux royaumes,
Aussi calmes qu'au fond d'un puits. »
Alors, réprimant un frisson,
Ils regarderont en eux-même
Ils se sentiront emportés
Et pris dans les rets du mystère,
Vers le ciel d'un bleu plus profond.
Christine Lavant9
Permets-moi d'être...
Permets-moi d'être triste
sous tes yeux, les étoiles.
Elles ne voient peut-être pas que je suis triste,
car la coquille de la lune me tourne le dos
et n'écoute pas ce que je dis.
Le jour, sûrement, le front du soleil ne pense
jamais à moi, la crépusculaire --
permets-moi d'entrer, toute perdue,
dans les bosquets de l'humeur noire10.
Les anges de la nuit
Ce
sont les jours clairs de décembre, qui ne se font pas d'illusions sur
leur propre clarté et ainsi deviennent de plus en plus clairs, qui
s'irritent de leur pâleur et accueillent leur brièveté comme une
promesse, qui se nourrissent des longues nuits, assez forts pour
parvenir sans peine à leur terme, assez forts, assez faibles et doux.
Ce sont les jours qui tirent du noir leur éclat et rien que de lui. Il y
en a peu. Car s'il y en avait beaucoup, il y aurait aussi trop de
bizarre, trop d'horloges de clocher deviendraient tout simplement l'œil
même de Dieu.
Aussi ces jours sont-ils rares afin que le bizarre reste bizarre, afin
que les gens revenus de la guerre ne souffrent pas trop souvent de leurs
membres arrachés par les balles, ni ne tiennent trop de choses dans
leurs mains amputées depuis longtemps par le gel. Qu'ils ne connaissent
pas trop la paix de la nuit.
Mais parfois, il y a des nuits comme des oiseaux qui ont oublié de
prendre leur vol vers le sud. Ils déploient leurs ailes claires
au-dessus de la ville et l'air vibre de leur chaleur, ils rendent encore
une fois notre souffle invisible avant le gel. Et quand vient l'heure,
ils se dépêchent de mourir. Ils ne veulent ni long crépuscule ni nuages
rouges, ils ne répandent pas leur sang àla vue de tous. Ils tombent des
toits et il fait sombre.
Peut-être s'il n'y avait pas ces oiseaux égarés, ces jours clairs de
décembre, pas un seul ne croirait encore aux anges, alors que tous les
autres en rient déjà, pas un seul n'entendrait les froissements des
ailes avant l'aube, alors que tous les autres n'entendent qu'aboyer les
chiens...
En ce temps-là, j'ignorais encore que ce sont les anges qui prouvent
notre existence. Ce n'est pas nous qui les rêvons, ce sont les anges qui
nous rêvent. Nous sommes les fantômes de leurs nuits claires, c'est nous
qui claquons les portes qui n'existent pas, qui sautent par-dessus des
cordes qui cliquettent comme des chaînes.
Peut-être devrions-nous être plus doux dans leurs rêves, afin de ne pas
leur faire peur11...
Rainer Maria Rilke12
Jour d'automne
Seigneur, il en est temps. L'été fut colossal.
Couche ton ombre en long sur les cadrans solaires,
Et sur l'aire des champs donne aux vents libre cours.
Ordonne aux derniers fruits d'aller à plénitude ;
Procure-leur deux jours encore de soleil,
Intime-leur d'avoir à s'accomplir et pousse
Les dernières douceurs dans le vin pondéreux.
Le sans-toit désormais ne va plus s'en bâtir.
L'esseulé désormais va le rester longtemps,
Va veiller et va lire, écrire de longs mots,
Marcher par les allées de-ci, de-là, sans but,
En intranquillité, quand tournoieront les feuilles.
Lettre à un jeune Poète
Une
seule chose est nécessaire : la solitude.
La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des
heures durant, personne - c'est à cela qu'il faut parvenir.
Être seul comme l'enfant est seul quand les grandes personnes vont et
viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l'enfant et
importantes du seul fait que les grandes personnes s'en affairent et que
l'enfant ne comprend rien à ce qu'elle font.
S'il n'est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d'être
près des choses : elles ne vous abandonneront pas. Il y a encore des
nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les
pays.
Dans le monde des choses et celui des bêtes, tout est plein d'événements
auxquels vous pouvez prendre part.
Les enfants sont toujours comme l'enfant que vous fûtes : tristes et
heureux ; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux,
parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur
dignité ne répond à rien.
BALKANIQUE ALBANAISE
Dritëro Agolli13
Le jour
Aussi nu qu'une branche d'érable après la pluie,
Le jour approche, pâle, humide, fragile,
Il jette un œil par la fenêtre, passe timidement la porte,
Chétif, sans poids ni force.
Et tu penses alors : saura-t-il bien tenir sur ses jambes ?
Une si frêle créature est-elle vouée à grandir ?
Mais dans le temps même où tu t'interroges, voici que l'ombre capitule,
Et qu'il a pris le pouvoir.
Ismaïl Kadaré14
Absence
Quelques gouttes de pluie ont frappé à la vitre
et j'ai soudain senti combien tu me manquais ;
Nous habitons pourtant la même ville
Sans pour ainsi dire nous voir jamais.
Ce matin j'ai l'impression que l'automne
débute avec de drôles d'idées :
pas de cigognes dans le ciel morne,
pas d'arcs-en-ciel après l'ondée.
Une phrase d'Héraclite, il me semble,
m'est revenue je ne sais trop comment :
« Les gens éveillés vivent ensemble ;
ceux qui dorment, séparément.»
En quel mauvais rêve avons-nous été engloutis
pour ne plus pouvoir nous réveiller ?
À la vitre ont frappé quelques gouttes de pluie
et j'ai soudain senti combien tu me manquais.
Le Vol en V des oies sauvages
Elles ont tracé la seule et unique
lettre qu'elles savent écrire,
V magnifique
dans le ciel de leur exil.
Elles laissent quelque chose après elles,
elles emportent quelque chose
par-delà les nuages ;
pour cette beauté essentielle,
grâces vous soient rendues, oies sauvages.
Car il a suffi d'une seule et unique lettre
dans le ciel démesurément gris
pour que, mieux qu'une bibliothèque,
vous donniez corps à notre nostalgie.
BALKANIQUE BULGARE
Damian Damianov15
Envers soi
Quand jusqu'au fond de l'enfer la vie t'amène
Quand tu es le plus triste, moribond,
Prends des charbons ardents de la peine,
Bâtis ton escalier, alors remonte !
Quand sans issue tes routes te serrent,
Et maçonné entre les quatre murs tu te trouves soudain
Toutes tes routes coupées rassemble,
Fais-en une route nouvelle et reprends le chemin.
Quand devant toi le jour s'éteint
Et dans tes yeux le crépuscule tombe,
Crée un soleil toi-même
Et sur l'un de ses rayons jusque lui monte.
L'énigme de la vie est borne et cruelle,
Elle crucifie nos âmes.
Ayant tout perdu, ne perds pas toi-même,
C'est le seul moyen de la résoudre16.
Blaga Dimitrova17
Verdict
Tu
es condamné
à toujours débuter jusqu'à ta fin.
Pour toi l'amour est la soudaine découverte d'une autre vie.
Et chaque nouveau printemps est pour toi création sans précédent d'un
monde.
Et la route est dès lors départ hardi sans expérience et sans bagage.
Et chaque feuille blanche est écriture douloureuse de ton premier vers.
Pour toi la mort aussi sera un commencement.
Mais de quoi18 ?
Dobri Jotev19
Les Corbeaux
Blanches sont notre maison, la grange et la cour.
Blanches sont les meules de foin.
Blancs sont les champs et même le Balkan.
Seuls les corbeaux,
noirs, tout noirs,
tournoient en nuées là-bas, dans la vallée.
Ils tournoient, les ailes déployées,
au-dessus des fourrés, des rivières
et des champs tout blancs.
Ils tournoient en cherchant vainement
un petit coin noir
pour se poser.
Réponse
Pourquoi tu m'aimes ?
Demande à la rivière pourquoi elle court toujours vers la mer,
pourquoi elle se jette dans ses eaux.
Demande à la rivière
Pourquoi tu m'aimes ?
Demande à la Lune pourquoi elle tourne autour de la Terre,
pourquoi elle reste toujours à côté d'elle.
Demande à la Lune...
Christo Smirnenski20
Conte de l'honneur
Jamais de ma vie je n'avais espéré recevoir une si grande faveur.
Un jour, le Diable m'invita à dîner et commença par m'offrir un verre.
La bougie éclairait son profil de biais, en formant un faisceau
lumineux.
Méphisto, aspirant rêveusement la fumée, m'observa un instant
silencieux.
Son regard reflétait une détresse cachée, son œil brillait fier,
pourtant.
Il dit, dans le vin se cache la vérité, avec toi je voudrais être franc.
J'ai assez longtemps enduré le calvaire, du mensonge et de
l'hypocrisie.
Je veux boire, à présent, à ta noble grandeur, à la morne grisaille de
la vie. (...)
Malheureux, un jour, je sortis dans la rue, j'errai silencieux, l'âme en
peine,
J'avançai, hissant une banderole bien en vue " Cet homme a perdu
l'honneur" !
Étrange, je ne vis ni dégoût, ni mépris personne ne me couvrit
d'opprobre.
De toutes parts, on m'admira, on m'applaudit, sans honneur, oh ! Cela
vous honore.
Un Monsieur m'aborda complaisant, me sourit, eh bien, vous m'en voyez
enchanté.
Deux belles dames m'embrassèrent dans la rue, venez donc demain prendre
le thé.
Émerveillé, incrédule, je rentrai chez moi, récoltant en chemin les
hommages,
Des ministres, des courtisanes et des rois m'envoyèrent d'adorables
messages.
Me voilà : important, magnifique, élégant, riche comme Crésus,
respecté.
Or je suis un voleur, un menteur, un brigand, sans honneur... mais
toujours honoré.
Le Diable se tait. Il trinque à ma santé et remplit à nouveau mon
verre.
Ensuite, il m'enveloppe d'un nuage de fumée et me transperce de son
regard vert21.
BALKANIQUE CROATE
Sibila Petlevski22
Tendresse
La
toile d'araignée a tendu sa perfection
entre la pousse verte et la vieille branche.
Le faible et le fort tiennent ensemble les fils.
Les lumières s'y sont emmêlées et à présent
cette scène ressemble à de la poussière dans un rayon
de soleil un après-midi d'été ordinaire. Sans l'être.
Le hasard crée ses mondes comme
une flamme dont le contour bleu et blanc
ondule autour de la tête du feu.
Cela semble léger comme
une toile d'araignée. Sans l'être.
BALKANIQUE MACÉDONIENNE
Kotcho Ratsin23
Linka
Depuis que Linka délaissa
La fine chemise de lin,
La broderie inachevée sur le métier
Et qu'en sabots elle s'en est allée
A la fabrique pour tirer le tabac
Son visage a beaucoup changé
Ses sourcils se sont affaissés
Un pli dur à sa lèvre est venu.
Linka, elle n'était pas née
Pour ce maudit tabac,
Ces tabacs, poissons jaunes
A la poitrine, bouquets roses.
Une première année s'est écoulée,
Une motte de terre a pesé sur son cœur
Est venue la deuxième année,
Le mal déchire sa poitrine.
À la troisième année la terre
A couvert le corps de Linka.
Et la nuit lorsque la lune
Vient couvrir son tombeau de soie,
En silence le vent s'approche au-dessus d'elle
Et lui chante un amer refrain :
"Pourquoi, pourquoi cette chemise
Demeure-t-elle inachevée
Qui était chemise à offrir ?"
BALKANIQUE MONTENÉGRINE
Matija Bećković24
Si je savais que je serais fier de moi
Si
je savais que je me tiendrais fièrement
En prison et devant les tribunaux :
Je brûlerais, brûlerais et résisterais à tout
Et résisterais à tout de mes membres nus !
Si je savais que je sentirais la table sous mes pieds
et tremperais moi-même le nœud coulant :
L'éternité atteindrait mon âme
Et mon bourreau pleurerait pour moi !
Mais j'ai peur de me mettre à supplier
De pleurer, de m'agenouiller et de tout trahir,
pour ne sauver que ma vie nue,
De cracher sur tout et d'être d'accord sur tout.
Dejan Stojanović25
Être en retard
D'où viennent la simplicité et l'aisance
Dans le mouvement des corps célestes ?
C'est de la précision.
Le Soleil n'est jamais en retard pour se lever sur la Terre,
la Lune n'est jamais en retard pour provoquer les marées,
la Terre n'est jamais en retard pour saluer le Soleil et la Lune ;
Ainsi les accidents ne sont pas des accidents
Mais des arrivées précises au mauvais moment.
L'amour n'est presque jamais simple ;
Trop souvent, les sentiments arrivent trop tôt,
attendant des pensées qui arrivent souvent trop tard.
Je voulais aussi, être simple et précis
Comme le Soleil,
Comme la Lune,
Comme la Terre
Mais la Terre était réservée
Des milliards d'années à l'avance ;
Conçu pour répondre à toutes les envies,
Toutes les arrivées, tous les levers de soleil, tous les couchers de
soleil,
Tous les départs,
Donc je vais devoir être un peu en retard.
BALKANIQUE ROUMAINE
Tudor Arghezi26
Tu venais de partir
Tu
venais de partir. Je t'ai prié de partir
Je t'ai suivi le long des sentiers battus,
Jusqu'à ce que tu succombes, au bout, entre les trèfles.
Tu ne t'es pas retourné une seule fois !
Je t'aurais fait un signe, après ton départ,
Mais qu'est-ce un signe d'une ombre au loin ?
Je voulais que tu t'en ailles, je voulais aussi que tu restes.
Tu as écouté la première pensée.
La pensée muette ne t'a pas arrêté.
Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi serais-tu resté ?27
Lucian Blaga28
J'attends ma nuit profonde
Dans la voûte étoilée, là nage mon regard -
mais je sais que je porte aussi moi en mon âme
de multiples étoiles
et des voies lactées innombrables,
splendeurs des ténèbres.
Mais je ne les vois pas,
j'ai trop de soleil en moi
et je ne peux les voir.
J'attends que mon jour se couche
et que mon horizon ferme ses paupières,
j'attends ma nuit profonde, nuit et douleur,
que dans mon ciel tout s'obscurcisse
et qu'alors en moi se lèvent des étoiles,
mes étoiles,
que je n'ai encore
jamais vues.
Ana Blandiana29
Nous devrions
Nous devrions naître vieux,
Arriver au monde sages,
Être capables d'y décider de notre sort,
Savoir quels chemins partent du carrefour primaire
Seul le désir de marcher est irresponsable.
Ensuite devenir plus jeunes, plus jeunes encore, en marchant,
Arriver forts et mûrs devant la porte de la création,
La passer pour entrer adolescents dans l'amour,
Pour être enfants à la naissance de nos fils.
De toute manière, ils seraient alors plus vieux que nous,
Ils nous apprendraient à parler, nous berceraient avant de dormir,
Nous disparaîtrions de plus en plus, devenant aussi petits
Qu'un grain de raisin, qu'un pois vert,
Qu'un grain de blé...
Nichita Stănescu30
La leçon de vol
Tout d'abord tu serres tes épaules
ensuite tu t'élèves sur la pointe des pieds
tu fermes les yeux
et te bouches les oreilles.
Tu te dis à toi-même :
maintenant, je vais voler.
Après quoi, tu dis :
je vole
et c'est juste cela le vol.
Tu serres les épaules
à la manière des rivières qui se rassemblent dans un seul fleuve.
Tu fermes les yeux
pareillement aux nuages qui encerclent le champ.
Tu te hausses sur la pointe des pieds
telle la pyramide qui s'élève sur le sable.
Tu renonces complètement à l'ouïe
l'ouïe de tout un siècle
ensuite tu te dis à toi-même :
maintenant, je volerai
dès ma naissance jusqu'à la mort.
Après quoi tu te dis encore :
je vole -
et c'est bien cela le temps.
Tu rassembles tes rivières
pareillement à tes épaules
tu t'élèves sur le bêlement des chèvres
et dis : Nevermore
et tout de suite après : froufrou - flûte !
tu bats tes ailes de quelqu'un d'autre,
et ensuite
tu deviens ce quelqu'un d'autre
et celui-là sera
à jamais ce quelqu'un d'autre31.
BALKANIQUE SERBE
!
Vojislav Despotov32
L'histoire ne se répète pas
Chaque matin à travers
deux petits tombeaux rêveurs
sous les sourcils
point un jour nouveau.
On se fait du café,
on lit le journal.
S'annonce la cervelle criarde
du coq de l'histoire
qui ne se répète pas ne se répète
pas ne se répète pas33...
Radmila Lazic34
La lettre d'une femme
Je
ne veux pas être obéissante et apprivoisée.
Gâtée comme un chat. Fidèle comme un chien.
Avec un ventre jusqu'aux dents, les mains dans la pâte,
Le visage couvert de farine, mon cœur en cendre
Et sa main sur mon cul.
Je ne veux pas être un drapeau de bienvenue à sa porte,
Ni le serpent gardien sous son seuil,
Ni le serpent ni Eve de la Genèse.
Je ne veux pas faire les cent pas entre la porte et la fenêtre,
Pour bien écouter et pouvoir distinguer
les pas des bruits de la nuit.
Je ne veux pas suivre le mouvement plombé des aiguilles de la
montre,
Ni voir les étoiles filantes
Qu'il m'encorne ivre comme un éléphant.
Je ne veux pas être cousue avec de la broderie
au portrait de famille
A côté de la cheminée avec des enfants en boule,
Dans le jardin avec des enfants chiots,
Et moi l'arbre d'ombrage,
Et moi le paysage d'hiver,
Une statue sous la neige.
Dans une robe de mariée plissée,
je m'envolerai vers le ciel.
Alléluia ! Alléluia !
Je ne veux pas d'époux.
Je veux des cheveux gris, une bosse et un panier
Pour aller errer dans les bois
Cueillir des fraises et des brindilles sèches.
Avec toute ma vie derrière moi,
Le sourire de ce garçon,
Si cher et irremplaçable35.
BALTE ESTONIENNE
Doris Kareva36
Ce qui est
Ce
qui est est exprimable
dans une autre langue
qu'on oublie en naissant.
Parfois pourtant quelques mots nous reviennent,
ainsi quand on marche au bord de la mer,
sans penser à rien, sans l'ombre d'un souci,
sans un centime...
Les galets la parlent, avec lenteur,
mais sans le moindre accent37.
Jan Kaus38
Tu es toujours attendue
Tu
es toujours attendue. Tu peux venir d'un autre continent, de lieux
couverts toute l'année par les nuages, de villes où l'on ne peut marcher
sur le gazon sous peine d'amende, ou des jungles d'ordures qui les
environnent. Tu peux venir de l'hémisphère sud, du croisement des
océans, d'un pays divisé par des barbelés. Tu peux venir même si les
déserts débordent, si les humains se déplacent et se mélangent, si le
frère ne reconnaît plus son frère ni l'étranger un étranger, si les
fleuves deviennent des caniveaux et que les veines deviennent des
fleuves. Tu peux aussi venir d'ailleurs, de planètes arrosées par des
pluies de méthane ou dont la pression atmosphérique écrase les capsules
des touristes candidats au suicide. Tu peux venir par les tuyaux de
cuivre ou par les pierres grises.
Tu es attendue même si tu n'as pas la force ou si tu n'oses pas. Tu es
attendue même si tu es sûre de ne pas venir, même si tu te sens comme un
sac au design effiloché rempli de linge sale, le tien et celui de ta
famille, un sac qui circule éternellement entre les aéroports. Quand tu
viendras, je serai assis dans le jardin, le voisin sera en train de
scier ou de faucher, j'écouterai à la radio le bourdonnement de la
dernière abeille du monde, même les corneilles se tairont, je compterai
mentalement jusqu'à trois (/ / /) et une seconde après trois le portail
du jardin grincera39.
Véronika Kivisilla40
L'un des trésors de mon enfance
L'un des trésors de mon enfance
était un hibou en pâte d'amande
que je ne pouvais me résoudre à manger
un jour pourtant je l'ai fait
dans un élan de tendre voracité
j'ai planté mes dents dans la pâte sucrée
sans me rendre compte que manger un objet cher
est une forme de cannibalisme
ce hibou en pâte d'amande est devenu pour moi
le symbole de l'être aimé
serais-je aujourd'hui un peu moins avide
si me venait une humeur comparable
une envie de hibou
serais-je capable
de ne pas le dévorer tout entier
de me contenter de grignoter une oreille
ou de lécher un peu sa surface41 ?
Igor Kotjuh42
La technologie se développe
On
trouve aujourd'hui dans les magasins
Un produit au goût de saucisson
Un produit au goût de fromage
Et un produit au goût de lait concentré
L'étape suivante serait
Un salaire au goût d'argent
Un logement au goût de maison
Et une épouse au goût de femme
Alors viendra le GRAND BONHEUR
Une existence au goût de vie43
»
BALTE LETTONNE
Gunar Salins44
Pièce de musée
Dans les cercles brillants d'une vieille pierre solaire
j'ai senti la chaleur de siècles de soleil
et je suis revenu à la vie.
J'ai entamé une danse rituelle.
J'étais le dieu de cet autel.
A la fin, encore tout essoufflé comme un dieu,
j'ai embrassé ma petite amie par-derrière
et j'ai voulu poursuivre la visite.
Mais aussitôt un gardien s'est interposé :
--- Vous ne pensez pas, lui dit-il en me montrant du doigt,
vous ne pensez tout de même pas emporter cette pièce exposée ?
Et rien n'y a fait : ni mes papiers, ni le désespoir de mon amie, rien,
rien.
Le gardien appela un autre gardien et à eux deux
ils me firent entrer de force (comment ? je ne sais pas)
dans la pierre de soleil.
Qui sait depuis combien de temps je suis dans ce disque de pierre.
Parfois mon amie vient me voir, elle me serre contre elle
--- quand les gardiens tournent le dos ---
et elle murmure : « Mon amour ».
Et c'est ainsi que nous vivons maintenant.
BALTE LITUANIENNE
Justinas Marcinkevičius45
L'arrivée de la Lituanie
À
notre réveil elle était assise sur un banc et filait.
On aurait dit qu'elle vivait ici.
Mais elle faisait comme si elle n'était pas là.
Nous la voyions devant le métier à tisser,
à l'église, au cimetière.
Habitués, nous ne la voyions même plus.
Eh ! vous, disait-elle,
et après un silence elle ajoutait, la terre.
Elle ne demandait rien. Nous étions petits,
nous ne savions pas, ne comprenions pas qu'elle était venue pour
nous46.
Saloméja Néris47
Conte de grand-mère
Nos
hivers sont blancs,
blanc sur blanc partout où vous regardez.
De longues histoires qu'ils nous racontent les tout-petits,
Les soirs, au salon.
A propos d'un blizzard qui vous perd
Et tresse le soleil coupé.
La citrouille cygne
En route pour les terres désertiques.
À propos du loup et de l'ours blanc
Et des sorts que les démons proposent.
Les eaux jaillissent
des puits d'argent.
A propos du troisième fils Jonas,
Le fier cavalier qu'il est.
Et Eglė, la femme du serpent d'eau,
Dont les enfants se sont changés en arbres.
Et comment l'orpheline en deuil
est revenue les mains vides,
comment les pins pataugeant dans de grandes dérives
n'ont trouvé aucun moyen de sortir.
Thumbkins dorment dans les dérives.
Il y a des poissons rouges sous la glace.
Une sorcière courra sur la neige
Sans laisser de traces.
Aussi bon enfant que soit l'orpheline,
sa belle-mère reste méchante...
Alors que grand-mère s'endort,
l'histoire s'arrête net.
BELGE FLAMANDE
Mustafa Stitou48
Faire l'amour dans un chêne d'été
Faire l'amour dans un chêne d'été, quelques fois quelques secondes,
s'agiter en se secouant, arrangeant ses plumes.
Marcher sur des troncs, monter, descendre, pendre des brindilles
à l'envers, picorer des bourgeons, sautiller le long des branches.
Gratter autour de la cime des arbres, sous les buissons, dans une flaque
boueuse.
Est-ce que mon chéri niche ?
Je lui apporte de la terre noire.
Est-ce qu'elle rumine ?
Je la nourris de chenilles cueillies entre les feuilles. Oh, jamais en
proie aux apories, les phobies, les fantasmes paralysants de
toute-puissance et d'impuissance, la solitude enivrante suffocante
addictive, la susceptibilité qui me ronge la mâchoire, l'évasion.
Mais combattre les merles ! Maudissant un moineau !
Boire de la pluie, chanter avec un bec plein de fourmis,
un bec plein de fourmis.
Oh, pas plus sombre ou moins éclairante que la tienne, nichoir, est la
source
qui m'a fait naître !
Quel est ce brouhaha silencieux déchirant ?
Dans le nichoir mes petits apprennent à voler.
Oh, environ six semaines de vie de famille et puis bannissez ces
enfants.
(Et afficher parfois un comportement étrange, étalant soudainement mes
excréments sur une branche morte49.)
BELGE FRANÇAISE
Constant Burniaux50
Pense à la folie
Pense à la folie
si jolie,
si polie
de l'homme qui se donne la peine
d'écrire un poème...
et de la garder.
Pense à la candeur de cet homme -
qui pourrait jouer aux cartes,
boire,
danser,
aller au cinéma -
et qui se donne la peine
d'écrire un poème.
Pense à la patience de ce brave homme,
qui ne sait même pas
si ses contemporains
voudront croire à son talent,
et qui prend la peine,
quand même,
d'écrire son poème.
Pense à la folie,
à la manie
si douce de cet homme,
qui n'est peut-être pas même
approuvé par sa femme,
et qui, s'il l'était,
pourrait bien s'en attrister.
Pense à lui
qui croit à la poésie,
qui en a fait son amie
et qui peut-être,
à cause d'elle,
va perdre sa place
au ministère.
Pense à lui
qui se donne la peine
de faire un poème,
aujourd'hui !...
et d'en souffrir.
Maurice Maeterlinck51
Le dernier port
Encore un printemps mort,
Encore un an qui fuit...
Nous entrerons au port
Quand tombera la nuit.
Nous entrerons au port
Quand nous n'y verrons plus.
Nous y serons encore
Quand nous ne serons plus...
Ceux qui l'avaient cherché
Ne l'ont pas encore vu...
Ils n'avaient rien trouvé,
Ils avaient tout perdu...
Ils trouveront ici
Ce qu'ils cherchaient encore
Et dans l'eau de la mort
Ils sombreront aussi...
Henri Michaux52
Je rêvais que je dormais
Je
rêvais que je dormais.
Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
sachant que j'étais éveillé
jusqu'au moment où, me réveillant
je me rappelai que je dormais.
Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
jusqu'au moment où m'endormant,
je me rappelai que je venais de me réveiller
d'un sommeil où je rêvais que je dormais.
Naturellement, je ne me laissais pas prendre,
jusqu'au moment où, perdant toute foi,
je me mis à me mordre les doigts de rage
me demandant malgré la souffrance grandissante
si je me mordais réellement les doigts
ou si seulement je rêvais que je me mordais les doigts
de ne pas savoir si j'étais éveillé ou endormi
et rêvant que j'étais désespéré de ne pas savoir
si je dormais, ou si seulement je...
et me demandant si...
Le vent
Le
vent essaie d'écarter les vagues de la mer. Mais les vagues tiennent à
la mer, n'est-ce pas évident, et le vent tient à souffler... non, il ne
tient pas à souffler, même devenu tempête ou bourrasque il n'y tient
pas. Il tend aveuglément, en fou et en maniaque, vers un endroit de
parfait calme, de bonace, où il sera enfin tranquille, tranquille.
Comme les vagues de la mer lui sont indifférentes ! Qu'elles soient sur
la mer ou sur un clocher, ou dans une roue dentée ou sur la lame d'un
couteau, peu lui chaut. Il va vers un endroit de quiétude et de paix où
il cesse enfin d'être vent.
Dans la nuit
Dans la nuit
Dans la nuit
Je me sens uni à la nuit
À la nuit sans limites
À la nuit.
Mienne, belle, mienne.
Nuit
Nuit de naissance
Qui m'emplit de mon cri
De mes épis.
Toi qui m'envahis
Qui fais houle houle
Qui fais houle tout autour
Et fume, es fort dense
Et mugis
Es la nuit.
Nuit qui gît, nuit implacable.
Et sa fanfare, et sa plage
Sa plage en haut, sa plage partout,
Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui
Sous lui, sous plus ténu qu'un fil
Sous la nuit
La Nuit.
Odilon-Jean Périer53
Vieillir
Le
buveur de café rit
Il est triste et mal rasé
Encore six ans de jeunesse
(C'est un homme sans maîtresse
C'est un buveur de café)
Sollicitude Incertitude
L'élégance des gens perdus
(Encore six mois de jeunesse)
O mes belles mains sans emploi
Ici, ailleurs, demain, partout
Encore six jours
Encore six heures
Je m'en vais
De qui parlez-vous
Voici le verre où il buvait.
Émile Verhaeren54
Le vent
Sur
la bruyère longue infiniment,
Voici le vent cornant Novembre ;
Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre,
En souffles lourds, battant les bourgs ;
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre.
Le vent sauvage de Novembre,
Le vent,
L'avez-vous rencontré le vent,
Au carrefour des trois cents routes,
Criant de froid, soufflant d'ahan,
L'avez-vous rencontré le vent,
Celui des peurs et des déroutes ;
L'avez-vous vu, cette nuit-là,
Quand il jeta la lune à bas,
Et que, n'en pouvant plus,
Tous les villages vermoulus
Criaient, comme des bêtes,
Sous la tempête ?
Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent hurlant,
Voici le vent cornant Novembre.
BIÉLORUSSE
Valiaryna Kustava55
Coup de fil du bonheur
S'il vous plaît, dites au bonheur
qu'il réponde à mon coup de fil.
Car il y a longtemps que je n'ai pas
de ses nouvelles.
Et il y a longtemps que mon clavier
n'a que des touches noires...
S'il vous plait, dites au bonheur
que j'attends son coup de fil
(ne lui expliquez pas, bien sûr,
que je ne dors pas et ne mange pas,
que je ne vais nulle part exprès
et que je prendrai le téléphone
même dans la salle de bains,
ne le lui expliquez pas, même si c'est vrai)
dites-lui que c'est très urgent,
que j'ai vraiment des problèmes
S'il vous plait, dites au bonheur
que c'est sa dernière chance
soit il téléphone tout de suite
soit je trouverai autre chose,
et qu'il ne vienne pas après en pleine nuit
me demander d'entrer pour se justifier.
Je ne lui ouvrirai pas
Eh, quiconque le voie, dis au bonheur
Qu'il doit m'appeler d'urgence !
C'est sa dernière chance56 !
Valzhyna Mort57
Ma grand-mère ne connaît pas...
Ma
grand-mère ne connaît pas la douleur
elle pense que la faim c'est manger
la misère c'est la richesse
et la soif c'est l'eau
son corps comme la treille s'enroule autour d'un bâton
ses cheveux sont comme les ailes des abeilles
elle avale des rayons de soleil appelés pastilles
et pense qu'Internet est le téléphone pour l'Amérique
son cœur est devenu une rose et tu ne peux
que le sentir en te blottissant contre sa poitrine
il ne sert à rien d'autre
c'est juste une fleur
ses bras sont comme les pattes des cigognes
des bâtons rouges
et je suis assise accroupie hurlant comme un loup
à la lune blanche de ta tête
grand-mère
je te dis que ce n'est pas de la douleur
c'est ainsi que Dieu te serre dans ses bras
t'embrasse et te pique avec sa joue non rasée
Ales Stiapanovitch Razanaù58
Anatol Sys59
Les champs les champs...
(...)
Pour protéger sa bien-aimée du froid
le pèlerin a brûlé son bâton
le seul qui connaissait
le chemin jusqu'au pays natal ;
le musicien vagabond a brûlé son violon
qui évoquait les chansons des aïeux ;
le pêcheur a brûlé ses rames
sur une île déserte,
celles qui le sauvèrent
des plus violentes tempêtes
Pourrais-je brûler mes poèmes
pour réchauffer de leur feu
la personne que j'aime60 ?
Victar Zhybul61
Jouet
Quand tout le monde s'endormira
je me lèverai
j'ouvrirai l'armoire
j'atteindrai la dernière étagère
où se trouve l'Univers que les adultes me cachent
ils ne me laissent pas le toucher
ils ont peur que je puisse l'abîmer et qu'il m'abîme
Mais je le descendrai peu à peu
je le mettrai tête en bas
je prendrai un tournevis
je desserrerai les petites vis
je l'ouvrirai pour moi
je regarderai
je voudrais savoir ce qu'il y a dedans
comment tout est organisé
je le grifferai avec grand plaisir
Mais n'ayez pas peur je serai prudent
je me suis même lavé les mains
je jouerai juste un peu
après je laisserai tout comme avant
et je le mettrai à sa place62
BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : ANGLAISE
W.H. Auden63
Visite de la flotte
Visite de la Flotte
Les marins descendent à terre, au sortir de leurs bateaux creux,
Des gars très simples à l'air doux,
Lecteurs des bandes dessinées ; un seul match de base-ball leur importe
plus
Que cinquante guerre de Troie.
Ils paraissent un peu perdus dans cet endroit si différent de l
'Amérique
Où les indigènes passent avec des lois et des avenirs bien à eux ;
Ils ne sont pas là parce que,
Mais seulement pour le cas où.
La putain et le bon à rien qui les ennuient avec leur pacotille,
Du moins, à leur sale façon, ils servent la Bête Sociale ;
Eux, ne font ni ne vendent rien -- pas étonnant qu'ils se soûlent.
Mais leurs navires sur le bleu violent dde ce port gagnent réellement
Au fait qu'ils sont inutiles ; sans une volonté humaine pour leur dire
qui tuer,
Leurs silhouettes s'humanisent
Et, loin de paradis perdus, on dirait qu'ils étaient prévus
Pour être pure forme abstraite par quelque maître du dessin
Et valent le moindre centime des milliards qu'ils ont dû coûter.
John Betjeman64
L'Ombre de Cinq Heures
C
'est l'heure de la journée où, dans le pavillon des hommes, nous
pensons :
« Une dernière poussée de douleur et j'abandonne. »
Quand celui qui peine à respirer peut lutter moins fort :
C'est l'heure du jour pire que la nuit.
Un orage s'abat sur les rosiers de l'hôpital,
On joue à quatre sur un terrain de golf,
En sécurité dans son salon, la Sœur se repose :
C'est l'heure de la journée où nous nous sentons trahis.
Sous les fenêtres, une foule de proches
En trombe sur le parking, changeant de vitesse au virage,
En route pour la maison, un bon thé et la télé :
« Bon, on a fait ce qu'on pouvait. La fin ne saurait tarder. »
C'est l'heure de la journée où le poids des draps
Est plus dur à supporter qu'une incision tranchante dans l'acier.
Le croassement anonyme et incessant d'un transistor bon marché
Intensifie la terreur solitaire que je ressens.
William Blake65
Le mariage du ciel et de l'enfer
Cet
Ange, aujourd'hui devenu Démon, est mon ami favori, nous lisons très
souvent la Bible ensemble dans son interprétation diabolique ou
infernale, à laquelle le monde pourra accéder un jour s'il se
conduit bien.
Je possède également une Bible de l'Enfer, que le monde aura, qu'il le
souhaite ou non.
Chanson pour rire
Quand les bois verts rient d'une voix de joie,
et que le ruisseau déchaîné rit dans son sens ;
quand l'air se moque de nos drôles d'idées,
et que la verte colline se moque du bruit que nous faisons ;
quand les prés rient d'un vert éclatant,
et que la sauterelle se moque de la scène joyeuse ;
quand Mary et Susan et Emily
chantent "ha ha hee !" avec leurs douces bouches rondes.
Quand les oiseaux peints rient à l'ombre
où notre table regorge de cerises et de noix,
approchez-vous et réjouissez-vous, et rejoignez-moi,
en chantant en chœur doux le "ha ha ha hee66 !"
Emily Brontë67
Tombez, feuilles
Tombez, feuilles, tombez ; mourez, fleurs, partez ;
que la nuit s'allonge et que le jour raccourcisse ;
chaque feuille est un bonheur pour moi
car elle flotte sur son arbre automnal.
Je sourirai quand nous serons entourés de neige ;
Je fleurirai là où les roses doivent pousser ;
chanterai quand la putréfaction de la nuit
s'installera dans un jour sombre.
Lord Byron68
Adrien mourant à son âme.
Petite âme douce et légère,
Du corps hôtesse passagère,
Eh ! que vas-tu faire là-bas ?
Pâle, tremblotante, chétive,
Crois-moi, sur cette froide rive,
Ta gaîté ne te suivra pas.
Le corsaire
Sur
la mer azurée aux reflets radieux,
Nos pensers sans limite, et nos cœurs sans entrave,
Aussi loin que la brise et le flot écumeux
Parcourent cet espace où nul n'habite esclave.
Contemplez notre empire, un domaine infini,
Où tous, rois et sujets, concourent tributaires ;
Notre bannière, un sceptre en tous lieux obéi
Par des confédérés, légions volontaires.
Et notre vie à nous, c'est tantôt le fracas,
Tantôt le mol loisir, vie abrupte et sauvage,
Mais joyeuse en tout temps.
Wendy Cope69
Des sportifs
Je
la prenais pour une personne de mon genre.
Et ce fut un choc quand ma nouvelle amie m'a révélé qu'autrefois,
elle était championne junior de tennis du comté.
Comment cela a-t-il pu arriver ?
Comment ai-je pu par accident
devenir amie avec une championne de tennis ?
Comment une championne de tennis pourrait-elle
devenir amie avec moi ?
Elle n'était pas stupide. Elle lisait des livres.
Elle n'avait jamais été méchante avec moi
pour être nulle aux jeux.
J'ai décidé de lui pardonner
son passé malheureux.
Les sportifs peuvent être bien --
Bien sûr que oui.
Plus tard, j'ai rencontré des poètes
qui jouaient au football. J'ai encore du mal à comprendre.
John Donne70
Aucun homme n'est une île
Aucun homme n'est une île, un tout, complet en soi ;
tout homme est un fragment du continent, une partie de l'ensemble ;
si la mer emporte une motte de terre, l'Europe en est amoindrie,
comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis
ou le tien ;
la mort de tout homme me diminue, parce que j'appartiens au genre humain
;
aussi n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c'est pour toi
qu'il sonne.
La puce
Observe cette puce et note
Combien peu de chose est ce que tu me refuses :
Ayant d'abord sucé mon sang,
Le tien ensuite, elle a mêlé nos sangs en elle. Tu sais qu'on ne saurait
y voir
Honte ou péché, ni perte de virginité ;
Pourtant, sans prélude, elle jouit
Et enfle, gorgée de nos deux sangs réunis :
Ceci, hélas, est plus que nous ne pourrions faire.
Arrête ! Épargne en une puce
Trois vies ! nous sommes presque, non, plus que mariés
En celle qui est toi et moi,
Temple de notre union et notre lit de noces ;
Malgré tes parents, ton refus,
Ces murs de jais, cloître vivant, nous ont unis.
Tu peux me tuer, c'est l'usage ;
Mais ne vas ajouter suicide et sacrilège
À ce meurtre : trois péchés et trois assassinats.
Cruelle et brusque, as-tu déjà
Empourpré ton ongle du sang de l'innocence ?
Quel crime a commis cette puce
Si ce n'est de te prendre une goutte de sang ?
Tu triomphes pourtant et dis
Que tu ne t'en sens pas, ni ne m'en sens plus faible.
C'est vrai ; tes peurs étaient donc vaines ;
En cédant tu perdras tout juste autant d'honneur
Que t'enleva de vie la mort de cette puce71.
L'amour confiné
Certaine femme bien peu digne de posséder
amour ou souvenir d'amour, la faute à chercher
dans sa propre faiblesse ou fausseté,
crut que sa honte et sa peine seraient diminuées,
si elle pouvait déverser sa colère sur les hommes.
De là naquit la loi
qu'à toute femme
échoit un seul homme ;
mais vaut-elle pour toutes,
cette loi ?
La Lune et ses compagnes se voient-elles intimer
l'ordre de circonscrire l'orbe de leur sourire,
le don de leur lumière ?
Les oiselles connaissent-elles le divorce,
sont-elles jamais punies si elles abandonnent leur mari
pour découcher à leur guise ?
Les bêtes ne perdent pas leur part d'héritage
si elles prennent de nouveaux amants,
mais nous pauvrettes à telle enseigne
nous ne sommes point logées.
Qui a jamais pour l'oublier au port gréé un beau bateau,
fait comme il l'est pour explorer des terres lointaines,
ou à tout le moins commercer ?
Ou bâti de splendides demeures, avec jardins et belvédères,
pour les laisser fermées ou s'écrouler en tas de pierres ?
Le bien n'est pas le bien s'il n'est le bien
d'au moins mille ; l'avarice le ruine
Jane Duran72
La façon dont nous vous regardons
Photographie d'un groupe de résistance apache par C.S. Fly, 1886
La façon dont nous nous tenons debout et vous regardons
du haut des broussailles, parmi les épines
et les pierres, non pas abattus
mais en vous regardant droit dans les yeux
et la façon dont les mains d'une femme se posent
sur sa jupe, ou dont un enfant cligne des yeux
ou dont les mains de Naiche se touchent presque
à la ceinture, ou dont les ronces
s'embrasent derrière nous et devant nous
et nos ombres se rejoignent, mais surtout
la façon dont nous vous regardons
de loin, du mauvais endroit
John Keats73
La belle dame sans mercy
Ah ! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Errant pâle et solitaire !
Les joncs sont desséches au bord du lac,
Aucun oiseau n'y chante.
Ah ! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Si farouche et si malheureux ?
Le grenier de l'écureuil est rempli,
Et la moisson est rentrée.
Je vois un lis sur ton front
Avec la moiteur de l'agonie et la buée de la fièvre ;
Et sur la joue une rose qui se flétrit
Et se fane de même rapidement.
J'ai rencontré une dame, dans les prés,
D'une grande beauté --- la fille d'une fée ; ---
Ses cheveux étaient longs, ses pieds légers
Et ses yeux sauvages.
Je l'assis sur mon coursier paisible
Et ne vis rien d'autre tout le long du jour ;
Car elle se penchait de côté et chantait
Une chanson de fée.
Je tressai une guirlande pour sa tête,
Puis des bracelets et une ceinture qui embaumait ;
Elle me regardait comme si elle m'aimait
Et poussait un doux gémissement.
Elle trouva pour moi des racines d'un goût exquis,
Du miel sauvage et la manne de la rosée ;
Et sûrement en langage étrange elle me dit :
Je t'aime véritablement.
Elle m'entraîna dans sa grotte d'elfe ;
Là, me contemplant, elle poussa un profond soupir :
Là, je fermai ses yeux sauvages et tristes ---
Et l'embrassai jusqu'à l'endormir.
Là nous sommeillâmes sur la mousse,
Et là, je rêvai, ah ! malheur véritable !
Le dernier rêve que j'aie jamais rêvé,
Sur le flanc de la froide colline.
Je vis des rois pâles et des princes aussi,
De pâles guerriers --- tous avaient la pâleur de la mort,
Et criaient : « La belle Dame sans Mercy
Te tient en servage ! »
Je vis leurs lèvres affamées, dans les ténèbres,
Grandes ouvertes pour me donner cet horrible avertissement ;
Et je m'éveillai et me retrouvai ici,
Sur le flanc de la froide colline.
Et voilà pourquoi je reste ici
Errant pâle et solitaire :
Bien que les joncs soient desséchés au bord du lac.
Et qu'aucun oiseau ne chante.
Endymion
Une
chose de beauté est une joie éternelle ;
Son charme s'accroît ; jamais elle ne
Rentrera dans le néant ; toujours au contraire elle nous assurera
Une retraite paisible, un sommeil
Plein de doux rêves, la santé, une respiration égale.
Rudyard Kipling74
Si...
Si
tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.
Edward Lear75
Limericks
Il
était un vieil homme, qui était de Marseille,
Dont les filles portaient des voile de verre vert ;
Elles prirent plusieurs poissons
Qu'elles mirent sur un plat long
Et postèrent à leur P'pa à Marseille.
Sept autres limericks
Il
y avait une jeune dame du Niger,
qui souriait en chevauchant un tigre ;
Ils revinrent de la balade
avec la femme à l'intérieur,
et le sourire sur la face du tigre76
Hickory Dickory Dock
La souris monta sur la pendule
La pendule sonna Un coup
La souris se carapata
Hickory Dickory Dock77
Il y eut une jeune femme nommée Alice
connue pour avoir pissé dans un calice.
On pensait généralement
que c'était pour se soulager,
et non contre la religion.
Un gourmet, dînant à Crewe,
trouva une grosse souris dans son ragoût.
Le serveur lui dit : « Ne criez pas,
et ne la montrez pas
ou les autres en voudront tous
Il y eut un vieux parti de Lyme,
qui épousa trois femmes à la fois.
Quand on lui demanda : « Pourquoi trois ? »,
il répondit : « Une seule c'est absurde,
et la bigamie, monsieur, est un crime ! »
Il était une fois un vieil homme barbu,
Qui dit : « C'est bien ce que je craignais !
Deux hiboux, un poulet,
Quatre alouettes et un roitelet,
Ont tous fait leurs nids dans ma barbe !
Un vieil homme nommé Keith
avait perdu ses fausses dents.
Les avait laissées sur une chaise,
et oublié où elles étaient,
il s'est assis et fut mordu par en dessous.
Louis MacNeice78
Prière d'avant que de naître
Je ne suis pas encore né ; Ô écoutez-moi.
Ne laissez pas la chauve-souris suceuse de sang ou le rat ou l'hermine
ou la goule au pied-bot venir près de moi.
Je ne suis pas encore né ; consolez-moi.
J'ai peur que la race humaine ne m'emmure dans des murs immenses,
ne me contraigne avec des drogues puissantes, ne me subjugue avec de
sages mensonges
ne me torture sur de noirs chevalets, ne me roule dans des bains de
sang.
Je ne suis pas encore né ; fournissez-moi de l'eau pour me câliner,
de l'herbe qui pousse pour moi, des arbres qui me parlent,
du ciel qui chante pour moi, des oiseaux et une lumière blanche
au fin fond de mon esprit pour me guider.
Je ne suis pas encore né, pardonnez-moi
pardonne-moi pour les péchés que le monde commettra en moi,
mes paroles quand elles me parlent,
mes pensées quand elles me pensent,
ma trahison engendrée par des traîtres qui m'entourent
ma vie quand elle assassine de mes mains,
ma mort quand elle vit de moi
Je ne suis pas encore né ; faites-moi répéter
tous les rôles que je devrais jouer les répliques que je dois donner
quand les vieillards me feront la leçon, les bureaucrates me
sermonneront,
les montagnes me regarderont en sourcillant, les amants se moqueront de
moi,
les blanches vagues me feront injonction à la folie
et le désert m'appellera à l'anéantissement
et le mendiant refusera mon aumône
et mes enfants me maudiront.
Je ne suis pas encore né ; Ô écoutez-moi.
Ne laissez pas l'homme qui est une bête ou qui pense qu'il est Dieu
venir près de moi.
Je ne suis pas encore né ; Ô remplissez-moi de force
contre ceux qui voudraient figer mon l'humanité,
voudraient me forcer à n'être qu'un automate létal,
voudraient faire de moi un rouage dans une machine, une chose avec un
seul visage, une chose, et contre tous ceux qui voudraient dissiper mon
intégrité, souffler sur moi comme un chardon
de-ci de-là ou de-ci de-là ou me répandre comme l'eau tenue dans les
mains.
Ne les laissez pas faire de moi une pierre et ne les laissez pas me
renverser.
Sinon tuez-moi.
John Milton79
Paradis Perdu (Livre III)
Ainsi avec l'année
Reviennent les saisons, mais le jour ne revient pas pour moi,
Ni les douces approches du soir et du matin,
Ni le spectacle du printemps fleuri, ni la rose de l'été,
Ni les troupeaux, ni le bétail, ni la face divine de l'homme.
Au lieu de cela, des nuages et des ténèbres qui durent toujours
M'environnent ; retranché des agréables voies des hommes,
Le livre du beau savoir
Ne me présente qu'un vide universel
Où les ouvrages de la nature sont effacés et rayés pour moi,
La sagesse à l'une de ses entrées m'étant entièrement fermée.
Brille donc d'autant plus intérieurement, ô céleste lumière,
Et irradie l'esprit dans toutes ses facultés ;
Plantes-y des yeux, dissipe et disperse loin de lui
Tous les brouillards, afin que je puisse voir et dire
Des choses invisibles à la vue mortelle.
Katherine Philips80
Ô Solitude...
Ô
Solitude Ô solitude, mon choix le plus doux
Que ces lieux consacrés à la nuit
Éloignés du monde et du bruit
Plaisent à mes pensées agitées
Ô que j'aime la solitude
Ciel ! quel bonheur est mien
De voir ces bois, qui se trouvèrent
À la nativité du temps,
Et que tous les siècles révèrent,
Être encore aussi beaux et verts
Qu'aux premiers jours de l'univers
Que je prends de plaisir à voir
Ces hauts précipices
Qui pour les coups du désespoir
Sont aux malheureux si propices.
Quand la cruauté du sort qu'ils endurent
De tels malheurs que seule la mort peut guérir
Oh ! que j'adore la solitude
C'est l'élément des bons esprits,
C'est par elle que j'ai compris
L'art d'Apollon sans l'étudier
William Shakespeare81
Deux sonnets
CXXIX
La luxure : naufrage, en abîme de honte
De la force vitale. Pour s'assouvir
Elle ment, elle calomnie, trahit, assassine,
Elle est immodérée, sauvagement cruelle,
Et méprisée si tôt que satisfaite,
Follement poursuivie mais follement
Haïe, l'hameçon qu'on a dans la bouche,
Fait pour que l'esprit sombre, par la douleur.
Et insensée à vouloir comme à prendre,
Rage de qui a eu, qui possède, qui cherche,
Désirée, un délice, éprouvée, un malheur,
Attendue, une joie, passée, l'ombre d'un songe,
Et cela, qui l'ignore ? Mais qui se garde
De ce ciel qui nous voue à cet enfer ?
CXLIV
J'ai deux amours, l'un fait ma joie, l'autre m'accable,
Tels deux génies qui sans répit m'assaillent.
Le bon, un ange, est homme et la beauté même,
Le mauvais, un démon, est femme, de couleur sombre.
Pour me jeter plus vite en enfer, mon fléau,
Cette femme, veut de mon ange qu'il m'abandonne.
Mon saint ami, elle tente d'en faire un diable,
De le séduire à sa lubricité.
Et que démon soit maintenant mon ange,
Sans pouvoir l'affirmer je le soupçonne,
Car ils sont loin de moi tous deux, ils sont amis,
Je crains que l'un ne soit dans l'enfer de l'autre.
Mais je n'en saurai rien, je vivrai dans le doute
Tant que le mauvais feu n'aura pas fait son œuvre.
William Wordsworth82
A un papillon
Ne
t'envole pas ! - Reste là
Encore un peu, que je te voie !
Je trouve en toi tant de subsistance,
Historien de mon enfance !
Flotte à mes côtés ; reste encor !
Gaie créature buissonnière :
Par toi revivent les jours morts
En mon cœur, solennel trésor,
Avec l'image de mon père !
Heureux les jours, heureux le temps
Révolu de nos jeux d'enfants
Où ma sœur et moi nous faisions
Tous deux la chasse au papillon !
En vrai chasseur je me jetais
Sur ma proie ; - par bonds après elle
Je sautais de fougère en haie ;
Mais elle - Dieu l'aime ! - craignait
D'ôter la poudre de ses ailes.
BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : ÉCOSSAISE
Robert Burns83
Auld Lang Syne
Faut-il oublier les amis
ne pas s'en souvenir ?
Faut-il oublier les amis
les jours du temps passé ?
Les jours du temps passé, ami
les jours du temps passé
Buvons ensemble à la tendresse
aux jours du temps passé.
Nous avons voyagé tous deux
chaque jour d'un cœur léger
Tours et détours un long chemin
depuis le temps passé.
Nous avons galéré tous deux
du lever au coucher
Océans nous ont séparés
depuis le temps passé
Voici ma main ami fidèle
donne ta main à l'amitié
Et nous boirons encore longtemps
aux jours du temps passé.
Et tu offres le premier verre
et j'offre ma tournée
Buvons ensemble à la tendresse
aux jours du temps passé.
À l'alouette des bois
O
reste, alouette des bois au doux gazouillement, reste,
Et ne me quitte pas pour la branche tremblante,
Un malheureux amant sollicite ta chanson,
Ta plainte amoureuse et calmante.
Encore, encore ce tendre passage,
Que je puisse apprendre ton art attendrissant ;
Car sûrement je toucherais le cœur de celle
Qui me tue de son dédain.
Dis-moi, ta petite compagne a-t-elle été cruelle
Et t'a-t-elle entendu comme le vent insouciant ?
Oh l'union seule de l'amour et du chagrin
Pourrait éveiller de tels accents de douleur.
Tu parles de soucis sans fin,
De muette affliction et de sombre désespoir ;
Par pitié, cher oiseau, cesse,
Ou mon pauvre cœur va se briser.
Walter Scott84
La chanson du soldat.
Notre vénérable vicaire
A maudit le jus du tonneau
Chaque dimanche dans sa chaire
Il prêche pour les buveurs d'eau :
Quant à moi je suis sur la treille
De l'avis du grand Salomon,
Qui nous a dit que la bouteille
Met en gaîté mieux qu'un sermon.
Notre curé maudit encore
D'une beauté l'air enchanteur,
Quand un doux baiser la colore
Du vermillon de la pudeur :
Il dit que sous sa collerette
Vient se tapir l'esprit malin ;
Vinum bonum lætificat cor hominis.
Sous le fichu de ma Ninette
Je veux l'exorciser demain.L'Amour n'a rien à refuser ;
Sous les étendards de la Gloire
La beauté vient s'apprivoiser.
Laissons prêcher notre vicaire ;
Mais qu'il nous dise franchement
Que mainte fois au fond d'un verre
Il trouva l'art d'être éloquent.
BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : GALLOISE
Gillian Clarke85
Six Cloches
Peut-être une femme étendant le linge
s'arrêta-t-elle, entendant quelque chose, un silence soudain,
une pulsation dans la terre comme un coup au cœur,
soutenant dans ses bras le poids humide
de ses draps de mariage, de ses chemises.
Peut-être des têtes se levèrent-elles de leur travail de frottage,
des mains figées à force d'essorer des arcs-en-ciel sur l'ardoise,
tandis qu'en contrebas de la ville, au fond du puits,
un éboulement fit jaillir une étincelle d'acier et embrasa
le vide, lançant dans la mine un coup de grisou ardent.
Tandis qu'ils mouraient,
peut-être un silence, avant que les sirènes ne hurlent,
avant que les gens ne se rassemblent dans la rue,
avant qu'elle ait fini d'étendre ses draps.
Dans la salle de lecture
Tu
scrutes le courant, comme les yeux argentés d'un héron,
cherchant à la surface ce qui pourrait trahir
une interruption du flux, le retard d'un pentamètre,
les mots effacés d'un maître, son lexique.
Devant toi, trouvé dans un vieux livre
marquant une page, un écrit manuscrit
Regarde, là où le stylet a versé l'encre, a plongé
et s'est relevé, laissant une tache sur le trait,
écrit à la lueur d'une chandelle dans un autre siècle,
le vent dans la cheminée, peut-être le léger bruit de la plume.
Tu écris : « Anonyme. Date, mystère.
Certains mots sont illisibles. Aucune signature trouvée. »
Pourtant, le poème chante dans ton esprit dans le silence de l'archive
et tous les mots morts parlent, à voix haute, vivants.
William Henry Davies86
A la campagne
Cette vie est des plus douces ; dans ces bois,
je n'entends pas d'enfants réclamer de la nourriture ;
je ne vois aucune femme, blême de soucis ;
aucun homme, aux muscles décharnés par ici.
C'est sans doute égoïste
de fuir la souffrance humaine ;
sans doute est-il égoïste,
celui qui fuit les pauvres créatures, tristes et blêmes.
Mais c'est une vie misérable d'affronter
la faim presque partout ;
maudit par une main vide, quand
le cœur voudrait aider tous les hommes.
Puis-je admirer la grande statue,
quand les vivants meurent de faim à ses pieds !
Puis-je admirer l'arbre vert du parc,
un toit pour la misère des sans-abri !
L'exemple
Voici un exemple tiré d'un papillon :
Qui, sur un rocher dur et rugueux,
Peut être heureux ;
Sans amis et tout seul
Sur cette pierre sans sucre.
Que mon lit soit dur !
Je n'y prends garde ;
Je ferai ma joie tel ce petit papillon ;
Dont le cœur joyeux a le pouvoir
De faire d'une pierre une fleur.
Dylan Thomas87
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit88
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit,
Les vieux devraient tonner, gronder quand le jour tombe ;
Rage, mais rage encor lorsque meurt la lumière.
Si le sage à la fin sait que l'ombre est la norme,
Comme aucun de ses mots n'a fourché en foudre il
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit.
Le bon, près de la vague ultime, qui déplore
Que sa vie frêle eût pu danser en verte baie,
Il rage, il rage encor lorsque meurt la lumière.
Le fou qui prit, chanta, le soleil en plein vol,
Et conscient, trop tard, d'avoir bridé sa course,
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit.
Le juste, agonisant, qui voit d'un œil aveugle
Qu'un œil aveugle peut briller, gai, météore,
Il crie, il crie encor lorsque meurt la lumière.
Et toi, mon père, là, sur ces tristes hauteurs,
Maudis-moi, bénis-moi de pleurs durs, je le veux !
N'entre pas apaisé dans cette bonne nuit.
Mais rage, rage encor lorsque meurt la lumière.
Ronald Stuart Thomas89
Le village
À
peine une rue, trop peu de maisons
Pour mériter ce titre ; juste un chemin entre
l'unique taverne et l'unique boutique
Qui ne mène nulle part et échoue au sommet
de la courte colline, rongée
par la longue érosion de la marée verte
d'une herbe qui s'approche sans cesse
ce dernier avant-poste du temps passé.
Si peu de choses se produisent ; le chien noir
qui s'arrache les puces au soleil brûlant
appartient à l'histoire. Pourtant, la fille qui traverse
de porte en porte se déplace à une échelle
au-delà des deux dimensions du jour fade.
Reste donc, village, car autour de toi tourne
sur un axe lent un monde aussi vaste
et significatif que n'importe lequel posé
par l'esprit solitaire du grand Platon.
Le Champ Lumineux
J
'ai vu le soleil percer
pour illuminer un petit champ
pendant un moment, puis je suis parti
et je l'ai oublié. Mais c'était la
perle de grand prix, le seul champ qui recelait un trésor.
Je réalise maintenant que je dois tout donner
pour le posséder.
La vie ne consiste pas à se précipiter
vers un avenir lointain, ni à rêver
d'un passé imaginaire.
C'est se détourner comme Moïse vers le miracle
du buisson ardent, vers une luminosité
qui semblait aussi éphémère que ta jeunesse autrefois, mais c'est l
'éternité qui t'attend.
BRITANNIQUE ET IRLANDAISE : IRLANDAISE
Samuel Beckett90
La mouche
entre la scène et moi
la vitre
vide sauf elle
ventre à terre
sanglée dans ses boyaux noirs
antennes affolées ailes liées
pattes crochues bouche suçant à vide
sabrant l'azur s'écrasant contre l'invisible
sous mon pouce impuissant elle fait chavirer
la mer et le ciel serein
James Joyce91
Elle pleure sur Rahoon
Doucement il pleut sur Rahoon il pleut doucement
Là où git mon sombre amant
Triste sa voix qui m'appelle appelle tristement
Sous le gris de lune ascendant
Mon amour tu entends
Comme douce est sa voix et triste qui toujours supplie
Et toujours sans réponse et cette sombre pluie
Alors comme à présent
Sombres aussi nos cœurs et froids iront un jour
Gésir comme le triste sien ô mon amour
Sous le terreau noir et la blafarde ortie
Et les patenôtres de la pluie
John Montague92
Bénédiction
Une
sensation de chaleur dans ce lieu.
Dans l'air de l'hiver, un parfum de récolte.
Aucune forme de prière n'est nécessaire,
Quand par grâce soudaine assisté.
Naturellement, nous tombons en disgrâce.
De simples humains, nous oublions quelle lumière
nous a conduits, seuls, à cet endroit.
Thomas Moore93
C'est la dernière rose...
C'est la dernière rose de l'été
Abandonnée en fleur ;
Toutes ces belles compagnes,
Sans retour sont fanées ;
Plus de fleur de sa parenté
Plus de boutons de rose à l'article de la mort
Pour réfléchir ses rougeurs,
Et rendre soupir pour soupir.
Je ne te laisserai point chère solitaire,
Languir sur ta tige ;
Puisque sommeillent tes sœurs
Va donc les rejoindre.
Et par sympathie, je répandrai
Tes feuilles sur le sol
Où tes compagnes de jardin
Gisent mortes et sans parfum.
Puissé-je te suivre bientôt
Lorsque l'amitié s'émoussera
Et que du cercle magique de l'amour
Les gemmes se détacheront ;
Quand les cœurs fidèles ne palpiteront plus
Et que les êtres aimés auront disparu,
Oh ! qui donc voudrait habiter seul
En ce monde désert ! 94
Jonathan Swift95
Sur la Lune
J'ai emprunté l'éclat de l'argent
Ce que vous voyez n'est pas à moi.
D'abord je ne vous montre qu'un quart,
Comme l'arc qui garde le Tartare :
Puis la moitié, puis le tout,
Toujours dansant autour de la perche.
Ce qui soulèvera votre admiration,
je ne suis pas de la création de Dieu,
Mais jailli, (et je maintiens cette vérité,)
Comme Pallas, du cerveau de mon père.
Et après tout, Je dois principalement
Ma beauté aux nuances ci-dessous.
Les formes les plus merveilleuses que vous me voyez porter,
Un homme, une femme, un lion, un ours,
Un poisson, une volaille, un nuage, un champ,
Toutes les figures que le ciel ou la terre peuvent produire ;
Comme Daphné parfois dans un arbre ;
Pourtant, je ne suis pas l'un de tous ceux que vous voyez.
William Butler Yeats96
A l'enfant qui danse dans le vent
Danse là sur le rivage
Car pourquoi te soucierais-tu
Du vent ou de l'eau qui gronde ?
Et après secoue tes cheveux
Qu'ont trempés les gouttes amères.
Tu es jeune, tu ne sais pas
Qu'on perd l'amour aussitôt
Qu'on l'a gagné, ni qu'est mort
Celui qui œuvrait le mieux, mais laissa
Défaite toute la gerbe.
Ah, pourquoi aurais-tu la crainte
De l'horreur que clame le vent ?
Rêves, étoffes des cieux
Si
j'avais eu les étoffes brodées des cieux,
Tissées de lumière d'or et d'argent,
Le bleu et l'obscurité et les habits sombres
De la nuit et du jour et de la pénombre,
Je déploierais ces étoffes sous tes pieds :
Mais moi, je suis pauvre, je n'ai que mes rêves ;
J'ai déposé mes rêves sous tes pieds ;
Marche doucement, car tu marches sur mes rêves97
ESPAGNOLE
Rafael Alberti98
Les enfants de l'Estrémadure
Les
enfants de l'Estrémadure vont nu-pieds.
Qui leur a volé leurs souliers ?
La chaleur et le froid les blessent.
Qui a déchiré leurs effets ?
La pluie trempe leur sommeil et leur lit.
Qui a démoli la maison ?
Ils ignorent les noms que portent les étoiles.
Qui a donc fermé leurs écoles ?
Les enfants de l'Estrémadure sont sérieux.
Qui a dérobé leurs jeux ?
Gustavo Adolfo Becquer99
Je suis fougueux...
---Je suis fougueux, je suis ténébreux,
je suis le symbole de la passion ;
Mon âme est pleine de désir de joie.
Me cherchez-vous ?
"Ce n'est pas toi, non.
---Mon front est pâle, mes cheveux dorés,
je peux te donner une joie sans fin.
Je garde tendrement un trésor.
Est-ce que tu m'appelles ?
"Non, ce n'est pas toi.
--- Je suis un rêve, un
fantôme impossible et vain de brume et de lumière ;
je suis incorporel, je suis intangible ;
Je ne peux pas vous aimer.
-Oh allez ; viens !
Rosalia de Castro100
On dit que les plantes ne parlent pas...
Ils
disent que les plantes ne parlent pas, ni les fontaines, ni les
oiseaux,
ni la vague avec ses rumeurs, ni avec son éclat les étoiles ;
Ils le disent, mais ce n'est pas vrai, car toujours, quand je passe,
ils murmurent et s'exclament : "Voilà la folle, rêvant
de l'éternel printemps de la vie et des champs,
et très bientôt, très bientôt, elle aura les cheveux gris,
et voit tremblante, engourdie, que le givre recouvre la prairie.
J'ai des cheveux gris sur la tête, il y a du givre sur les prés ;
mais je continue à rêver, pauvre somnambule incurable,
à l'éternel printemps de la vie qui s'éteint
et à l'éternelle fraîcheur des champs et des âmes,
bien que les uns se dessèchent et que les autres brûlent.
Étoiles et fontaines et fleurs, ne murmurez pas sur mes rêves ;
sans eux, comment t'admirer, ni comment vivre sans eux ?
Federico Garcia Lorca101
Chanson
Onde, où t'en vas-tu ?
Je m'écoule en riant jusqu'au bord de la mer.
Mer, où t'en vas-tu ?
Remontant le cours d'eau je cherche la fontaine où me reposer.
Que fais-tu, toi, peuplier ?
Je ne veux rien te dire, je ne puis que trembler !
Où lancer mes désirs par le fleuve et la mer ?
(Quatre oiseaux se sont posés sans but sur le haut peuplier.)
mbreuses filles.
rouille, ferment, terre ébranlée.
Antonio Machado102
Tout passe, tout demeure
Voyageur, le chemin
C'est les traces de tes pas
C'est tout ; voyageur,
Il n'y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur ! Il n'y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer.
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer
Jean de la Croix103
Le pastoureau
.
Un pastoureau seul est en peine,
étranger au plaisir et à la satisfaction,
et en sa pastourelle la pensée fixée,
et le coeur d'amour bien blessé.
Il ne pleure pas que l'amour l'ait blessé,
car il n'a pas de peine de se voir ainsi affligé,
bien qu'en son coeur il soit blessé ;
mais il pleure de penser qu'il est oublié.
Car seulement de penser qu'il est oublié
de sa belle pastourelle, en grande peine,
il se laisse maltraiter en terre étrangère,
le coeur de l'amour fort blessé.
Et le pastoureau dit : Ah ! malheureux
qui de mon amour s'est fait absent,
et ne veut pas jouir de ma présence
et de mon coeur par son amour tout blessé !
Puis après un long temps il monta
sur un arbre, ouvrit ses beaux bras,
et mort il demeura, pendu par eux,
le coeur d'amour fort blessé.
Francisco de Quevedo104
Où l'on se représente la brièveté de ce qu'on vit, et le néant que semble ce que l'on a vécu
Ho
de la vie !... Personne qui réponde ?
À l'aide, ô les antans que j´ai vécus !
Dans mes années, la Fortune a mordu ;
les Heures, ma folie les dissimule.
Quoi ! sans pouvoir savoir où ni comment
L'âge s'est évanoui et la vigueur !
Manque la vie, le vécu seul subsiste ;
Nulle calamité, autour, qui ne m'assiège.
Hier s'en est allé, Demain n´est pas encore,
Et Aujourd´hui s'en va sans même s'arrêter.
Je suis un Fut, un Est, un Sera harassé.
Dans l´aujourd´hui, l´hier et le demain j'unis
Les langes au linceul, et de moi ne demeurent
Que les successions d'un défunt.
Manuel Vasquez Montalban105
Inutile de scruter un ciel si haut
Inutile de scruter un ciel si haut
Inutile cosmonaute, celui qui ne connaît pas
le nom des choses qui l'ignorent
la couleur de la douleur qui ne le tue pas
Inutile cosmonaute
celui qui contemple les étoiles
pour ne pas voir les rats.
LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - BASQUE
Gabriel Aresti106
La maison de mon père
La
maison de mon père
je la défendrai contre les loups,
contre la sécheresse, contre le lucre, contre la justice,
je la défendrai, la maison de mon père.
Je perdrai mon bétail,
mes prairies, mes pinèdes, j'y perdrai les intérêts, les rentes, les
dividendes,
mais je défendrai la maison de mon père.
On m'ôtera les armes et je la défendrai avec mes mains
la maison de mon père.
On me coupera les mains et je la défendrai avec mes bras
la maison de mon père.
On me laissera sans bras, sans poitrine et je la défendrai avec
mon âme
la maison de mon père.
Moi je mourrai mon âme se perdra ma famille se perdra
mais la maison de mon père
durera debout107.
Iratzeder108
Sur l'océan
Sur
l'océan, sur l'océan,
Sur la vaste et folle vague,
Au loin, sur l'océan.
J'allais souvent avec toi.
Il n'y avait plus de mesure,
Il n'y avait plus de frontière !
Toi capitaine, moi timonier,
Il n'y avait pas de coeur
Plus joyeux que les nôtres.
Au loin sur l'océan
J'allais souvent avec toi.
Ah ! Les paroles de là-bas,
Les chants, les rêves !
De vagues folles, d'amour,
Nous emplîmes pour toujours
Les cœurs de chacun.
Sur l'océan, sur l'océan,
Sur la vaste et folle vague...
Depuis lors, où sommes-nous ?
Il y a tes os, je suis moine :
Toi au ciel et moi dans le monde,
Unis dans le chant,
Pour aider les Basques.
Sur l'océan, sur l'océan...
Sur l'océan de Dieu,
Dans la vaste et pleine joie.
Bernat Etxepare109
En faveur des femmes
Ne
dites pas du mal des femmes, pour l'amour de moi :
Si les hommes les laissaient tranquilles, elles ne commettraient pas de
fautes.
Beaucoup d'hommes passent leur temps à dire du mal des femmes,
Dont ils parlent en termes légers et déshonnêtes.
Il serait plus beau de se taire :
Les femmes ne peuvent commettre de fautes qu'avec les hommes.
Peu de personnes sages peuvent parler mal des femmes ;
Il serait plus honnête d'en dire du bien.
Pourquoi ira-t-on dire du mal des femmes ?
Grands et petits, nous provenons tous d'elles.
(...)
Là où il n'y pas de femmes, je ne trouve pas de plaisir ;
Ni l'homme ni la maison n'est jamais propre,
Tout ce qui est dans la maison est mal arrangé.
Au paradis, je ne voudrais pas qu'il n'y eût pas de femmes.
Je n'ai jamais ouï dire qu'une femme se soit, la première, attaquée à un
homme,
C'est l'homme qui s'attaque toujours le premier à la femme
La malfaisance procède toujours des hommes.
Alors, pourquoi donnent-ils tort à la femme ?
Je n'entends pas dire qu'un homme ait été pris de force par une femme ;
C'est l'homme qui, hors de lui, poursuit la femme.
A supposer que quelque femme vienne à lui par amour,
Quel homme donne tort à la femme ?
(...)
Je trouve que la femme est une douce chose,
Que parmi tous ses dons domine la tendresse.
La nuit, le jour, on trouve en elle grand plaisir.
Dire du mal d'elle, c'est grande vilenie.
(...)
Quel est le rustre qui ne se souvient de cela
Et qui ensuite dit du mal d'un tel être ?
Celui qui agit ainsi n'est pas un homme digne de ce nom.
Pourquoi ne reconnaît-il pas le bien qui lui a été ainsi fait ?
LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - BRETONNE
Xavier Grall110
Les déments
Par
les chemins noirs
De l'Arrée
Où vont-ils les déments
A quel orme
Pour quel suicide ?
Seuls ils rient tels des idiots
Des choses de la vie et des grimaces de la mort
Et l'aube bondissante les trouve ainsi
Affalés dans leur fêlure mentale
La soif des gnôles meurtrières et flamboyantes
Reprend alors leur esprit solitaire
Et c'est en titubant
A Botmeur Commana et Brasparts
Qu'ils arpentent les chemins du néant
Face à la haine des pierres et au cynisme des ifs
Nos déments, nos semblables, nos frères...
Paol Keineg111
Je souris
Je
souris
Je m'invente un petit rire détaché
Je ne termine pas mes phrases
Je souris --
Pour mieux huiler mes rapports sociaux
Je fais semblant d'être un autre
Et je souris
Je m'invente trois ou quatre visages
Devant derrière sur les côtés
Qui parlent tous à la fois et sourient
Je me perds dans la cacophonie
De ma triplicité souriante
Vers dix heures du soir mes visages pivotent
Et se superposent en un masque de mort
Daniel Morvan112
Nos greniers
Où
vont tous ces mots que l'on pense
Toutes ces pensées qui en nous sagement dorment
Où vont toutes ces paroles que convaincus l'on prononce
Tous ces rêves qui en nous germent ?
N'y aurait-il pas en nous quelque part caché
Un monde de fumées bleues un grenier de poussière déposée
Où toutes ces choses viendraient s'amonceler
Et que par instant creux dans votre vie
L'on viendrait secouer au jour, sans bruit ?
LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - CORSE
Francisco Micheli Durazzo113
Dits du puisatier
O
mon frère chercheur d'eau
lorsque tremble ta baguette
et nerveuse se redresse
l'eau s'ouvre un chemin
dans le sureau
pour le jaillissement.
Alors je creuse
pour donner forme à ton désir.
.........................
Ce qui grouille sous l'humus
ne gît par peur ou refus
de l'engloutissement.
Ce qui sous terre respire
ne sait rien d'autre que blancheur.
Point la brillance de l'hiver
sous la neige,
mais la morte blancheur des os,
et la mucosité du vivant.
Ghjacurnu Fusina114
En chaque recoin
En
chaque recoin
de mon temps
est une ruelle
de village
étroite, étroite,
qui m'attend
avec deux rives
de silence
accumulé
dessous dessus.
Sonia Moretti115
Où la logique des hommes...
Où
la logique des hommes ordonne
Rien ne résiste, rien.
Je le sais, ils vont commencer les travaux
Et couper deux arbres.
Ce sont deux géants vous savez.
Des forces mystérieuses les ont maintenus debout
Superbes au beau milieu des scories de la ville et leur poison.
Le fait est.
Leur sève a su les faire grandir
Maintenir leurs carcasses imposantes
Comme une longue prière
Qui garde debout la cathédrale.
Entre les fins vitraux de dentelle des feuilles
Vous pouviez lire un ciel encore plus beau
Et Dieu sait quelles ombres courbées sont venues sous eux
Quand la pluie était lourde...
Condamnés par la sentence
Voilà comment meurent les géants, un jour
Et avec eux le miracle qui les tenait debout.
Ghjacumu Thiers116
Parallélogramme
J'ai les angles droits
et le cœur isocèle
-- ou presque --
l'esprit équilatéral
et des envies pliées,
de la fantaisie mesurée
et des passions réglées,
et un brin de bon sens.
Je suis un type d'initiative,
un vrai parallélogramme,
mais si le bouchon saute,
gare au cheval fou !
LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - OCCITANE
Gemma Gorga117
Et alors elle
Avec de la farine et de l'eau, elle modelait son corps.
Avec de la farine et de la salive elle concevait, modelait,
apprenait qu'avec de la farine et deux mains,
on arrive au secret ductile de la matière.
Avec de la farine et ses lèvres, elle modelait l'homme
jusqu'à l'élasticité insupportable de la tendresse.
Et alors, lentement, elle goûtait son corps,
le pain qu'était son corps,
le pain qui se moulait à la perfection dans les mains
comme la lumière sur la terre
Joan Vinyoli118
Le clocher
Souvent, souvent, comme par l'escalier droit
d'un clocher, obscur et en ruine,
je monte en cherchant la lumière inaccessible ;
plein de fatigue je me retourne, tâtant pas à pas
les murs dans l'obscurité épaisse.
Mais de temps en temps,
j'entends la voix des cloches,
claire et joyeuse, retentir,
sonner en fête là-haut,
et je vois par la fenêtre dans le silence
de l'aube les champs s'étendre, attendre.
Aubes d'enfance, comme je te retrouve
alors, ah, comme encore en moi,
une graine de joie durable
s'efforce de devenir une plante luxuriante !
Comme tu pleures, enfance, dans les couches profondes
du cœur, comme, à genoux, je te retrouve,
mon Dieu, alors, rendu pure louange !
LANGUES RÉGIONALES DE FRANCE - PROVENÇALE
Paul Arène119
Le Martyre de Saint Labre.
(Sonnet Extrêment Rhythmique.)
Labre,
Saint
Glabre,
Teint
Maint
Sabre,
S'cabre,
Geint !
Pince,
Fer
Clair !
Grince,
Chair
Égologie.
Le
Poëte est semblable à la Limace ; il a
Pour pâture les fleurs ravissantes, comme elle !
Et, déchu, la pauvre âme, ô douleurs, n'a comme aile
Qu'un pied ignoble et lent ! Aussi, triste, il gît là
Où le met Dieu, haï des Êtres et des Choses !
Mais, comme la Limace, à ce monde outrageant,
Sur la feuille des choux et la feuille des roses
Il laisse avec mépris une trace d'argent !
Théodore Aubanel120
Chambrette, chambrette...
Ah
! voilà pourtant la chambrette où vivait la jeune fille !
Mais, maintenant, comment la retrouver, dans les lieux qu'elle a tant
hantés ?
O mes yeux, mes grands yeux buveurs, dans son miroir regardez bien :
Miroir, miroir ! montre-la-moi, toi qui l'as vue si souvent...
Le capitaine grec
Un
capitaine grec qui portait cuirasse,
du temps de Barberousse, a été mon aïeul ;
grand chercheur d'aventures, s'enivrant du fracas
des armes, fer au poing il criait : Gare devant !
Au grand galop, terrible, indomptable, farouche !
De là vient que parfois mon vers de sang est rouge :
je tire de lui mon amour des femmes et du soleil.
Frédéric Mistral121
Mireille
Je
chante une jeune fille de Provence
Dans les amours de sa jeunesse.
A travers la Crau, vers la mer, dans les blés,
Humble écolier du grand Homère,
Je veux la suivre. Comme c'était
Seulement une fille de la glèbe,
En dehors de la Crau il s'en est peu parlé.
Bien que son front ne resplendît
Que de jeunesse, bien qu'elle n'eût
Ni diadème d'or ni manteau de Damas,
Je veux qu'en gloire elle soit élevée
Comme une reine, et caressée
Par notre langue méprisée,
Car nous ne chantons que pour vous,
O pâtres et habitants des mas.
Vincent n'avait pas encore seize ans ;
Mais, tant de corps que de visage,
C'était, certes, un beau gars, et des mieux découplés,
Aux joues assez brunes,
En vérité. Mais terre noirâtre
Toujours apporte bon froment,
Et sort des raisons noirs un vin qui fait danser.
Mireille était dans ses quinze ans..
Côte bleue de Font-Vieille,
Et vous, collines Baussenques, et vous, plaines de Crau,
Vous n'en avez plus vu d'aussi belle !
Le gai soleil l'avait éclose ;
Et frais, ingénu,
Son visage, à fleur de joues, avait deux fossettes.
Et son regard était une rosée
Qui dissipait toute douleur...
Des étoiles moins doux est le rayon, et moins pur ;
Il lui brillait de noires tresses
Qui tout le long formaient des boucles ;
Et sa poitrine arrondie
Etait une pêche double et pas encore bien mûre.
Et folâtre, et sémillante,
Et sauvage quelque peu !...
Ah ! dans un verre d'eau, en voyant cette grâce,
Toute à la fois vous l'eussiez bue !
.....
Toi qui gazouilles dans ton lit, va lentement,
Va lentement, petit ruisseau !
Parmi tes galets sonores ne fais pas tant de bruit, car les deux âmes
Sont, dans le même rayon de feu,
Parties comme une ruche qui essaime...
Laissez-les se perdre dans les airs pleins d'étoiles !
GRECQUE ANTIQUE
Anacréon122
Odes -Sur les femmes
La nature a donné aux taureaux des cornes, aux coursiers de durs sabots, aux lièvres la légèreté, aux lions un gouffre armé de dents, aux poissons les nageoires, aux oiseaux les ailes, aux hommes la prudence. Il ne restait rien pour les femmes. Que leur donna-t-elle donc ? La beauté, qui leur sert à la fois de glaive et de bouclier : celle qui est belle triomphe du fer et du feu.
À une jeune fille
La fille de Tantale fut jadis transformée en rocher sur les bords de Phrygie, la fille de Pandion changée en hirondelle. Pour moi, que ne suis-je un miroir pour que toujours tu me regardes ? Que ne suis-je une tunique afin que toujours tu me portes ? Je voudrais devenir une eau limpide pour baigner ton beau corps ? Je voudrais devenir essence, ô ma maîtresse ! afin de te parfumer ! Que je sois la bandelette de ta gorge, la perle, ornement de ton cou ou seulement ta chaussure pour être au moins pressé par tes pieds délicats.
Ésope123
Le corbeau et le renard
Un
corbeau, ayant volé un morceau de viande, alla se poser sur un arbre. Un
renard en l'apercevant, voulut s'approprier la viande. Il se posta au
pied de l'arbre et fit au corbeau force éloges, disant qu'il se devait,
par sa prestance et sa beauté, d'être appelé le roi des oiseaux et qu'il
le serait à coup sûr s'il avait de la voix. L'autre, pour prouver qu'il
savait chanter, lâcha la viande et croassa. Et le renard sauta sur la
viande en disant : « Tu as peut-être de la voix, mais il te manque
encore l'intelligence pour régner sur les animaux.»
Cette fable s'applique à tout homme totalement dénué d'esprit.
Le loup et la brebis
Un
loup, malmené et mordu par des chiens, gisait à terre, épuisé et
incapable d'assurer sa nourriture. Il aperçut alors une brebis et lui
demanda d'aller au fleuve tout proche pour lui chercher de l'eau. « Si
tu me rapportes de l'eau, lui dit-il, je te trouverai de quoi manger.
--- Mais si je t'apporte de l'eau, c'est moi qui te servirai de repas »,
répliqua la brebis.
Cette fable s'applique à tout homme perfide nourrissant de mauvais
desseins.
Prométhée et les hommes
Prométhée. sur l'ordre de Zeus, avait modelé les hommes et les bêtes.
Mais Zeus, ayant remarqué que les bêtes étaient beaucoup plus
nombreuses, lui commanda d'en faire disparaître un certain nombre en les
métamorphosant en hommes. Prométhée exécuta cet ordre. Il en résulta que
ceux qui n'ont pas reçu la forme humaine dès le début ont bien une forme
d'homme, mais une âme de bête.
La fable s'applique aux hommes balourds et brutaux.
Homère124
L'Odyssée
Ulysse restait seul, loin de son pays et de sa femme, et la vénérable Nymphe Calypso, la très-noble déesse, le retenait dans ses grottes creuses, le désirant pour mari. Et quand le temps vint, après le déroulement des années, où les Dieux voulurent qu'il revît sa demeure en Ithaque, même alors il devait subir des combats au milieu des siens. Et tous les Dieux le prenaient en pitié, excepté Poséidon, qui était toujours irrité contre le divin Ulysse.
Le Père des hommes et des Dieux commença de leur parler :
-- Ah ! combien les hommes accusent les Dieux ! Ils disent que leurs
maux viennent de nous, et, seuls, ils aggravent leur destinée par leur
démence.
Et Athèna, la Déesse aux yeux clairs, lui répondit :
-- Ô notre Père, Kronide, le plus haut des Rois ! mon cœur est déchiré
au souvenir du brave Ulysse, le malheureux ! qui souffre depuis
longtemps loin des siens, dans une île, au milieu de la mer, et où en
est le centre. Et, dans cette île plantée d'arbres, habite une Déesse,
la fille dangereuse d'Atlas, lui qui connaît les profondeurs de la mer,
et qui porte les hautes colonnes dressées entre la terre et l'Ouranos.Et
sa fille retient ce malheureux qui se lamente et qu'elle flatte toujours
de molles et douces paroles, afin qu'il oublie Ithaque ; mais il désire
revoir la fumée de son pays et souhaite de mourir. Et ton cœur n'est
point touché, Olympien, par les sacrifices qu'Ulysse accomplissait pour
toi auprès des nefs Argiennes, devant la grande Troye. Zeus, pourquoi
donc es-tu si irrité contre lui ?
Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi :
-- Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? Comment
pourrais-je oublier le divin Ulysse, qui, par l'intelligence, est
au-dessus de tous les hommes, et qui offrait le plus de sacrifices aux
Dieux qui vivent toujours et qui habitent le large Ouranos ? Mais
Poséidon qui entoure la terre est constamment irrité à cause du cyclope
qu'Ulysse a aveuglé, Polyphèmos tel qu'un Dieu, le plus fort des
cyclopes. La Nymphe Thoôsa, fille de Phorkyn, maître de la mer sauvage,
l'enfanta, s'étant unie à Poséidon dans ses grottes creuses. C'est pour
cela que Poséidon qui secoue la terre, ne tuant point Ulysse, le
contraint d'errer loin de son pays. Mais nous, qui sommes ici, assurons
son retour ; et Poséidon oubliera sa colère, car il ne pourra rien,
seul, contre tous les dieux immortels.
Méléagre de Gadara125
Epigramme
Abeille qui vis du suc des fleurs, pourquoi, t'élançant de leurs calices parfumés, viens-tu te poser sur Héliodora ? Est-ce que tu veux nous apprendre qu'elle aussi a dans son cœur l'aiguillon de l'amour, si doux et si amer ?... Eh bien ! bonne conseillère, retourne à tes fleurs. Depuis longtemps nous le savons aussi bien que toi ».
Orphée126
Le parfum de la nuit
Je t'invoque, ô déesse qui engendres les dieux et les hommes. La nuit est le principe de toutes choses. Écoute-moi, grande déesse, tour à tour voilée d'obscurité ou couverte d'un brillant manteau d'étoiles. Tu aimes les lieux habités par le sommeil silencieux et par l'agréable paresse ; bonne déesse qui te plais aux festins, la mère des songes, ennemis de toutes les inquiétudes, et du repos, la plus tranquille de toutes les choses. Amie de tous, précédée du crépuscule, tu habites tour à tour la terre et le ciel ; tu viens du Tartare et tu retournes à l'Orcus en chassant devant toi la lumière, car les lois éternelles des choses t'y contraignent irrévocablement. Sois présente à nos chants, ô vénérable déesse aimée de tous, écoute les humbles prières de ceux qui te supplient ; déesse, viens à nous en fuyant les images incertaines du crépuscule.
Paul de Tarse127
Hymne à l'amour
J'aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je
n'ai pas la charité, s'il me manque l'amour, je ne suis qu'un cuivre qui
résonne, une cymbale retentissante.
J'aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et
toute la connaissance de Dieu, et toute la foi jusqu'à transporter les
montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien.
J'aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j'aurais beau me
faire brûler vif, s'il me manque l'amour, cela ne me sert à rien.
L'amour prend patience ;
l'amour rend service ;
l'amour ne jalouse pas ;
il ne se vante pas, ne se gonfle pas d'orgueil ;
il ne fait rien de malhonnête ;
il ne cherche pas son intérêt ;
il ne s'emporte pas ;
il n'entretient pas de rancune ;
il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce
qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère
tout, il endure tout.
L'amour ne passera jamais.
Sappho128
À une femme aimée.
Il
me paraît égal aux dieux celui qui, assis près de toi doucement, écoute
tes ravissantes paroles et te voit lui sourire ; voilà ce qui me
bouleverse jusqu'au fond de l'âme.
Sitôt que je te vois, la voix manque à mes lèvres, ma langue est
enchaînée, une flamme subtile court dans toutes mes veines, les oreilles
me tintent, une sueur froide m'inonde, tout mon corps frissonne, je
deviens plus pâle que l'herbe flétrie, je demeure sans haleine, il
semble que je suis près d'expirer.
Mais il faut tout oser puisque dans la nécessité...
GRECQUE, CHYPRIOTE, CRÉTOISE
Constantin Cavafy129
À la taverne de la mer
À
la taverne de la mer est assis un vieil homme aux cheveux blanc,
la tête inclinée sur un journal étalé devant lui,
car personne ne lui tient compagnie.
Il sait tout le mépris que les regards ont pour son corps,
il sait que le temps a passé sans plaisir aucun,
et qu'il ne peut plus offrir l'antique fraîcheur de sa beauté passée.
Il est vieux, il ne le sait que trop, il est vieux,
il ne le voit que trop, il est vieux,
il ne le ressent que trop à chaque fois qu'il pleure,
il est vieux, et il a le temps, trop de temps pour le voir.
C'était, c'était quand, c'était hier, encore.
Et on se souvient du "bon sens", ce menteur !
et comment le fameux "bon sens" lui a préparé cet enfer
lorsqu'à chaque désir il répondait
"Demain, demain il sera temps encore".
Et il se souvient du plaisir retenu,
de chaque aube de jouissance refusée, de chaque instant perdu
qui se rit maintenant de son corps labouré par les ans.
À la taverne de la mer
est assis un vieil homme
qui, à force de penser, à force de rêver,
s'est endormi sur la table...
Odysseus Elytis130
Saison difficile
Se
séparer est une saison difficile.
Tu ne sais jamais quoi porter.
Tu enfiles une décision définitive
et tu as froid.
Tu enfiles un espoir de retrouvailles
et tu as chaud.
Tu jettes alors sur toi
ce qui se trouve à portée de mémoire
même si on te dit que ça fait des années
que tu portes toujours les mêmes habits.
Titos Patrikios131
Dette
Parmi toutes ces morts qui sont allées et venues,
guerres, exécutions, procès, morts et encore des morts, maladies, faim,
morts fatales,
amis et ennemis assassinés par des tueurs à gages,
calomnies systématiques et nécrologies attendues,
la vie que je vis me semble un cadeau.
Un cadeau du destin, sinon un vol de la vie d'autrui,
car la balle à laquelle j'ai échappé n'a pas été perdue,
mais a touché l'autre corps qui s'est retrouvé à ma place.
Ainsi, comme un don immérité, la vie m'a été donnée,
et tout le temps qui me reste
est comme si les morts me l'avaient donné
pour raconter leur histoire.
HOLLANDAISE
Hanny Michaelis132
« Involontairement... »
Involontairement, presque
sans le remarquer,
je t'ai incorporé
à la musique qui ne te touche pas,
à la langue que tu ne parles
et ne comprends pas, à moi
que tu n'aimes pas.
En route vers une chambre...
En
route vers une chambre
pleine d'étrangers, je passe devant la maison
de quelqu'un que j'ai connu.
Derrière les fenêtres illuminées
son tableau préféré
est accroché encore au même endroit
comme si, il y a des années,
sous un soleil de mars,
entre des peupliers encore nus,
je n'avais pas vu descendre dans la terre
le cercueil et ce qui restait de lui.
Ce moment a fait un nœud
dans mon existence que depuis longtemps
je ne ressens plus. Même le visage
qui a été si souvent présent
devant mes yeux, s'est insensiblement
enseveli sous de gros volumes de temps.
Riekus Waskowski133
La leçon d'anatomie
Ce
matin, à l'Hôtel-Dieu Wilhelmine, nous avons
à l'occasion du jubilé de la Radio Ouvrière
disséqué un vrai socialiste à l'ancienne.
C'est fou tout ce qui a bien pu sortir :
drapeaux rouges à moitié pourris, chants de lutte,
fraternités internationales et solidarité,
Centrale de la Jeunesse Ouvrière, une partie de caca
et les six volumes d'histoire de P. Quack (d'occasion).
À la place des cerveaux nous avons trouvé :
« Un rapport inquiétant sur le déclin de l'intérêt
des jeunes générations pour la soc-dém »
HONGROISE
Endre Ady134
Mon lit m'appelle
Je
me couche. Ô mon lit,
Ô mon lit, l'an dernier
L'an dernier, autre étais.
Autre étais : lieu des rêves
Lieu des rêves, puits de force,
Puits de force, bouge à bises,
Bouge à bises, joie de vivre,
Joie de vivre. Or, qu'es-tu ?
Or, qu'es-tu ? Un cercueil,
Un cercueil. Chaque jour,
Chaque jour plus fermé,
Plus fermé. S'affaler,
S'affaler en tremblant,
En tremblant se lever,
Se lever en tremblant,
En tremblant je me lève,
Se lever, regarder,
Regarder, ressentir,
Ressentir, réfléchir,
Réfléchir, repérer,
Repérer, se terrer,
Se terrer, épier,
Épier, s'extirper,
S'extirper, désirer,
Désirer, s'attrister,
S'attrister, décider,
Décider, déprimer,
Déprimer, avoir honte,
Avoir honte. O mon lit,
O, mon lit, mon cercueil,
Mon cercueil tu m'appelles,
Tu m'appelles. Je me couche.
Janos Arany135
J'ai déposé mon luth
J'ai déposé mon luth, qu'il se repose enfin !
N'attendez plus de moi de chants ni de poèmes,
Je ne suis plus, hélas ! ce que j'étais jadis
Car j'ai déjà perdu le meilleur de mon âme,
Le feu ne brûle plus, il n'a plus d'étincelles,
Et sa flamme n'est plus que de l'arbre brûlé,
Qu'es-tu donc, maintenant, ô chant abandonné ?
Peut-être seulement l'âme des chants passés
Qui, fantôme attristé et planant sur les tombes
Revient errer parmi les morts !
Ou, peut-être, un linceul ornementé, fleuri ?
Ou la voix qui résonne dans le désert obscur ?
Où es-tu ? Qu'es-tu devenue
Douce jeunesse de mon âme !
J'ai déposé mon luth, je le trouve trop lourd.
Qui donc écouterait mes chants mélancoliques ?
Qui pourrait se réjouir de voir la fleur fanée
Sur une tige desséchée... ?
Seulement sur le rameau mort,
La fleur survit un seul instant encore.
Hélas ! je sens que tu n'es plus
Douce jeunesse de mon âme !
Attila József136
Danse de l'ours
Bouclé, paré, dansant, pimpant,
Pattes de plomb, qu'il est fringant.
-- Où donc traînes-tu tes pas ?
-- Auprès des filles là-bas.
Brouma, brouma, broumadza.
Ma fourrure est noble et cossue,
Car mes vingt griffes l'ont cousue.
Peau de loup, de zibeline,
De chien, de martre, de fouine.
Brouma, brouma, broumadza.
J'ai trié la perle au printemps
Pour y trouver mes belles dents.
Les familles de neuf gosses
Voudraient bien d'un tel colosse.
Brouma, brouma, broumadza.
Bien lentement, je danse, exprès
Pour qu'on me peigne mon portrait.
Les tifs de cette mégère
Comme pinceau pourraient faire.
Brouma, brouma, broumadza.
Bourgeois qu'ils valsent vos gros sous,
Il valsera, lui, tout son soûl.
Cordons de bourse, à la danse,
Et l'ours marque la cadence.
Brouma, brouma, broumadza
Rien sur terre n'est aussi beau
Que fleurs de cuivre en ce tableau.
Monsieur hoche la caboche,
Les poings cousus à ses poches.
Brouma, brouma, broumadza.
La bête, seule, amuse à l'œil,
Mais lui, l'ours, il a son orgueil.
Si vos pieds gèlent par trop,
C'est un cercueil qu'il vous faut.
Brouma, brouma, broumadza.
Sandor Kanyadi137
Leçon d'histoire
J'ai tenté d'expliquer
l'histoire aux pierres
elles se sont tues
J'ai tenté de l'expliquer aux arbres
ils ont penché leurs feuillages
J'ai tenté de l'expliquer au jardin
il m'a souri doucement
L'histoire se compose
de quatre saisons a-t-il dit
le printemps l'été
l'automne et l'hiver
Maintenant c'est l'hiver qui vient
Sándor Weöres138
Chant magique
Abracadabra abracadabri
paille d'avoine -- aujourd'hui je dors parmi quatre étoiles.
Abracadabra abracadabri
Des chardons -- un à un, l'âme gravit les échelons.
Abracadabra abracadabri
La brise, jeune femme,
Fait des étincelles,
Et crache des flammes.
Abracadabra abracadabri
Chaudron cuit --
Sans ailes t'élance,
Chapon rôti !
Abracadabra abracadabri
Édredon moelleux --
Ton lit est brûlant,
Et ton front fiévreux.
Abracadabra abracadabri
Paille d'avoine --
Tu dors aujourd'hui
À côté de moi.
ITALIENNE
Mario Badino139
Pour sanctifier les fêtes
À
tous les commencements.
Qu'ils se maintiennent frais,
curieux, impatients,
prompts à accepter le risque,
de l'exagération, de l'erreur.
Parce qu'il n'y a pas de choix
dans les commencements : c'est un saut
à corps perdu,
dans l'eau profonde,
dans l'inconnu et l'absolu.
Parce que cela fait mal d'entretenir
la frénésie qui meut les corps
et les gouverne.
Déguerpissent le bon sens,
le contentement insensé,
la quiétude des morts.
Dante Alighieri140
La divine comédie -- Chant premier
Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure : ah ! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié. Tel que celui qui, sorti des profondeurs de la mer, se tourne, suffoqué d'effroi, vers cet élément périlleux, osant le contempler, mon esprit, qui n'était pas encore assez rassuré, se tournait vers le lieu que je venais de franchir, lieu terrible qui voue à l'infamie ceux qui ne craignent pas de s'y arrêter. Reposé de ma fatigue, je continuai de gravir la montagne déserte, de manière que le pied droit était le plus bas.
(...)
Je reculais précipitamment vers la vallée ténébreuse, lorsque je distinguai devant moi un personnage à qui un long silence paraissait avoir ôté l'usage de la voix. En l'apercevant dans cet immense désert, je lui criai : « Prends pitié de moi, qui que tu sois, ombre ou homme véritable. » Il me répondit : « Je ne suis plus un homme, je l'ai été. Mes parents furent Lombards, et Mantouans de patrie. Je puis dire que je suis né sous le règne de Jules-César, quoiqu'il n'ait été revêtu de la dictature que longtemps après ma naissance, et j'ai vécu à Rome sous l'empire bienfaisant d'Auguste, quand on adorait encore des dieux faux et trompeurs. J'ai été poète, et j'ai chanté le pieux fils d'Anchise, qui a fui loin de Troie, après que la flamme eut dévoré le superbe Illion Mais toi, pourquoi retournes-tu vers cette fatale forêt ? pourquoi ne franchis-tu pas ce mont délicieux qui est le principe et la cause des joies de la terre ? --- Es-tu donc, lui dis-je en rougissant de l'état de crainte où il m'avait surpris, es-tu ce Virgile, cette source qui répand des flots d'une harmonieuse poésie ? Ô flambeau, ô gloire des autres poètes, puissent mes longues études et l'amour passionné avec lequel j'ai cherché tes vers me protéger auprès de toi ! Tu es mon maître, tu es mon modèle ; à toi seul je dois ce style noble qui a pu honorer mon nom. Vois-tu cette bête sanguinaire dont je fuis les approches ? secours-moi, illustre sage, sa férocité m'épouvante. »
Virgile, me voyant verser des larmes, répondit : (...)« suis-moi donc, je serai ton guide : je te ferai sortir de ce lieu terrible ; je te conduirai à travers le royaume éternel, où tu entendras les accents du désespoir, où tu verras le supplice de ces anciens coupables qui invoquent à grands cris une seconde mort : tu visiteras ensuite ceux qui vivent satisfaits au milieu des flammes, parce qu'ils espèrent jouir, quand le ciel le permettra, d'une divine béatitude. Si tu veux monter au séjour des ombres bienheureuses, une âme plus digne que moi de cet honneur te protégera dans ce glorieux voyage. À mon départ, je te laisserai auprès d'elle. Le souverain qui règne sur les mondes ne veut pas que je serve de guide dans son empire, parce que je n'ai pas connu la foi véritable. Sa puissance s'étend sur toutes les parties de l'univers ; mais c'est dans le ciel qu'il fixe son séjour. C'est là que tu dois admirer sa capitale et son trône : heureux ceux qu'il appelle jusqu'à lui ! »
(...) Virgile alors se mit en marche, et je suivis ses pas.
François d'Assise141
Le cantique du soleil
Très haut, tout puissant et bon Seigneur,
À toi louange, gloire, honneur,
Et toute bénédiction ;
à toi seul ils conviennent, ô Très Haut,
Et nul homme n'est digne de te nommer.
Loué sois tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire frère Soleil,
par qui tu nous donnes le jour, la lumière :
il est beau, rayonnant d'une grande splendeur,
et de toi, le Très Haut, il nous offre le symbole.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées,
claires, précieuses et belles.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour frère Vent,
et pour l'air et pour les nuages,
pour l'azur calme et tous les temps :
grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur Eau qui est très utile
et très humble précieuse et chaste.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour frère Feu
par qui tu éclaires la nuit :
il est beau et joyeux,
indomptable et fort.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits,
avec les fleurs diaprées et les herbes.
Loué sois tu, mon Seigneur, pour ceux
qui pardonnent par amour pour toi ;
qui supportent épreuves et maladies :
Heureux s'ils conservent la paix,
car par toi, le Très Haut, ils seront couronnés.
Loué sois tu, mon Seigneur,
pour notre sœur la Mort corporelle,
à qui nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ;
heureux ceux qu'elle surprendra faisant ta volonté,
car la seconde mort ne pourra leur nuire
Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez lui grâce et servez le
en toute humilité !
Giacomo Leopardi142
L'anniversaire
O
lune gracieuse, un an déjà s'achève
Qu'ici, je m'en souviens, dans ces lieux où je rêve,
Sur ces mêmes coteaux je venais, plein d'ennui,
Te contempler ; et toi, belle comme aujourd'hui,
Tu baignais de tes flots la forêt tout entière.
Mais ton visage, à moi, ne m'offrait sa lumière
Que tremblante, à travers le voile de mes pleurs ;
Car ma vie était triste et vouée aux douleurs.
Elle n'a pas changé, lune toujours chérie ;
Je souffre ; et de mes maux pourtant la rêverie
M'entretient et me plaît ; j'aime le compte amer
De mes jours douloureux. Oh ! combien nous est cher
Le souvenir présent, en sa douceur obscure,
Du passé, même triste, et du malheur qui dure !
Valerio Magrelli143
Les prêtresses du luxe défilent
Cela doit faire cinquante ans, et toujours, si je suis dans la salle de
bains,
toujours je les vois avancer, hautaines, fâchées,
contre moi qui les observe avec anxiété.
Elles marchent, marchent, mais où vont-elles ?
Où ? Avec leurs petites robes
éternellement neuves et très dispendieuses.
Et elles défilent ainsi depuis un demi-siècle...
La mère, une sœur, puis l'épouse et une fille,
et dans la salle de bains je retrouve toujours la même procession.
Où mène-t-elle ? Où ? Cette folle
Croisade de jeunes Filles qui marchent au pas, hautaines
en de longues et liturgiques files,
avançant contre le Royaume des Sarrazins
sans aucun espoir de victoire.
Elles vont, cavalières, nues, désarmées,
armées que de leurs petites robes
pour s'emparer d'une lointaine
Jérusalem céleste.
Michelangelo Buonarroti144
La joie peut tuer
Trop de chance non moins que la misère
Peut tuer un homme condamné à une douleur mortelle,
Si, perdu d'espoir et glacé dans toutes les veines,
Un soudain pardon vient le libérer.
Ainsi ta bonté inaccoutumée m'a été témoignée
Au milieu des ténèbres où ne règnent que des pensées tristes,
Avec trop de ravissement ramenant à nouveau la lumière,
Menace ma vie plus que cette agonie.
Les bonnes et les mauvaises nouvelles peuvent porter le même couteau ;
Et la mort peut suivre tous les deux dans leur fuite ;
Pour les cœurs qui rétrécissent ou gonflent, les mêmes se briseront.
Laisse donc ta beauté, pour préserver ma vie,
Tempérer la source de ce délice suprême,
De peur qu'une joie si poignante ne tue une âme si faible.
Chaque conception qu'un homme peut trouver
Chaque conception qu'un homme peut trouver
est dans la pierre elle-même, déjà là,
cachée en excès, mais il faudra encore
une main pour la libérer qui obéit à l'esprit.
Et vous, comme le marbre, dame sans pareille,
détenez des possibilités de toutes sortes ;
vous détenez le bien que je veux et la douleur que je crains,
bien que je fasse le contraire de mon dessein.
Je ne revendiquerai pas la faute de l'Amour pour cela, ou du Chance,
ou de ta beauté ou de ta volonté exigeante,
ou blâmer la naissance et les circonstances inégales ;
Je dirai que la miséricorde et l'anéantissement vous
attendaient tous les deux dans votre cœur, et là mon habileté
ne peut découvrir que la mort.
Pier Paolo Pasolini145
Adulte ? Jamais...
Adulte ? Jamais. Jamais : comme l'existence
Qui ne mûrit pas, reste toujours verte,
De jour splendide en jour splendide.
Je ne peux que rester fidèle
À la merveilleuse monotonie du mystère.
Voilà pourquoi, dans le bonheur,
Je ne me suis jamais abandonné. Voilà
Pourquoi dans l'angoisse de mes fautes
Je n'ai jamais atteint un remords véritable.
Égal, toujours égal à l'inexprimé,
À l'origine de ce que je suis.146
Francesco Pétrarque147
Mon navire d'oubli...
Mon
navire d'oubli passe comme un fantôme
dans une mer atroce, hivernale, à minuit ;
de Charybde en Scylla son cap, au gouvernail
mon maître, mon seigneur - hélas, mon ennemi.
Alerte, une pensée pousse chaque aviron,
rebelle, défiant la mort et la tempête ;
la voile est déchirée par un vent éternel,
humide, de soupirs, d'espoirs et de désir.
Les haubans fatigués, mouillés et alourdis
par le dédain brumeux et la pluie de mes larmes,
sont un tressage épais d'ignorance et d'erreur ;
les deux signes d'amour, mes guides, ont disparu,
dans les flots ont sombré mon art et ma raison ;
et déjà de toucher mon port je désespère.
Le Chansonnier
Nulle paix je ne trouve, et je n'ai pas de guerre à faire :
Je crains et j'espère ; je brûle et je suis de glace.
Et je vole au plus haut des cieux, et je gis à terre ;
Et je n'étreins nulle chose, et j'embrasse le monde entier.
Qui me garde en prison la porte ne m'ouvre ni ne ferme,
Ni ne me tient pour sien, ni ne défait les liens ;
Amour ne me tue pas et ne m'ôte pas mes fers,
Ne me veut pas vivant, et ne vient pas à mon secours.
Je vois et n'ai point d'yeux, et sans langue je crie ;
Et je désire périr, et demande de l'aide ;
Et pour moi je n'ai que haine et pour autrui qu'amour
Je me repais de ma douleur, et en pleurant je ris ;
Également m'insupportent vie et mort :
En cet état je suis, Madame, pour vous.
Luigi Pirandello148
On croit se comprendre
Tout le mal vient de là : il est dans les mots.
Nous avons tous un monde en nous,
et pour chacun c'est un monde différent.
Et comment pouvons-nous nous comprendre, monsieur,
si je donne aux mots que je prononce le sens
et la valeur de ces choses telles qu'elles sont en moi ;
alors que celui qui les écoute les prend inévitablement
dans les sens et avec la valeur qu'ils ont pour lui,
le sens et la valeur de ce monde qu'il a en lui ?
On croit se comprendre ; on ne se comprend jamais !
Je suis comme ça
Quand on arrive à ne plus avoir d'idéal,
parce qu'en observant la vie on dirait une énorme marionnette,
sans lien, sans explication ;
quand tu n'as plus de sentiment,
parce que tu as réussi à ne plus estimer,
à ne plus te soucier des hommes et des choses,
et donc il te manque l'habitude, que tu ne trouves pas,
et que tu dédaignes l'occupation,
quand toi, en un mot, tu vivras sans vie,
tu penseras sans réfléchir,
tu te sentiras sans cœur
alors tu ne sauras plus quoi faire :
tu seras un voyageur sans maison,
un oiseau sans nid.
Je suis comme ça.
Umberto Saba149
Seule en moi une voix qui m'approuve
Mon
enfance fut pauvre et heureuse
grâce à peu d'amis, quelques animaux,
près de moi une bonne tante que j'aimais
comme ma mère, et dans le ciel Dieu immortel.
À l'ange gardien était réservée
la nuit la moitié de mon oreiller.
Plus jamais son ombre chérie n'est venue en rêve
après la première douceur de la chair.
Un rire irrépressible s'emparait de mes camarades
et moi j'étais saisi d'une étrange ferveur
quand je récitais des vers à l'école.
Sifflets, chœurs de cris d'animaux,
je me revois encore au fond de cet enfer, et j'entends
seule en moi une voix qui m'approuve.
LATINE
Catulle150
Déploration du moineau de Lesbie
Vénus et tous les Cupidons, pleurez,
Et vous, adorateurs de vénusté :
Il est mort, le moineau de ma chérie,
Le moineau, le plaisir de ma chérie,
Plus aimé d'elle que ses propres yeux,
L'oiseau de miel qui la connaissait mieux
Que le bambin ne fait de sa maman !
-- Et de sa gorge à peine s'éloignant,
Près d'elle, çà, là, de sautiller,
Daignant pour elle seule pépier...
Voici qu'il va, par ténébreux chemin,
Là d'où personne, dit-on, ne revient...
Malheur à vous, ténèbres de malheur
Qui dévorez les plus humbles splendeurs :
Vous m'avez pris le plus beau des moineaux !
Fait de malheur, pauvre petit moineau !
-- Par ta faute, les yeux de ma chérie
De gros pleurs et de rouge sont meurtris.
Horace151
Odes -À sa bouteille
O
ma chère contemporaine,
Compagne de mes premiers ans,
De ta demeure souterraine
Sors après quarante printemps.
Bouteille longtemps délaissée
Sous ton étiquette effacée,
Tu gardes un vin précieux ;
Ton sein renferme la sagesse,
Les plaisirs, l'amoureuse ivresse,
Et le sommeil des paresseux.
Digne d'embellir cette fête,
Montre-toi dans ce jour heureux,
Viens, parais, mon ami s'apprête
A sabler mon vin le plus vieux.
Ne crains pas que la main ingrate
D'un triste élève de Socrate
Te repousse de ce festin :
Il sait que Caton, ce vieux sage,
Réchauffa souvent son courage
Dans une coupe de bon vin.
Martial152
Épigrammes
Tu
te plains de me voir employer l'hexamètre,
Tucca, pour l'épigramme ? Eh quoi ! Cela se fait.
- Mais c'est long.- Être long peut parfois se permettre ;
Ne lis que mes vers courts si c'est ce qui te plaît :
Convenons entre nous que tu peux ne pas lire
Mes vers longs, mais que moi, j'ai le droit de les écrire.
Des anciens seuls tu fais grand cas, Vacerre,
Tout bon poète est un poète mort.
Pardonne-moi : cela vaut-il l'effort
De mourir pour te plaire ?
POLONAISE
Adam Mickiewicz153
Maryla
Sonnent un, deux, trois coups.. déjà il est minuit
Tout autour un silence sourd
Seul le vent gronde contre les murs du cloître
Et j'entends les aboiements des chiens.
Effroi ! Elle n'était pas effrayante cette heure
Quand les cieux étaient plus cléments ;
Que de doux moments elle me rappelle !
Assez !... tout cela a disparu pour toujours.
Parfois, quand de douces illusions m'envahissent,
Je vois ma bien-aimée ou bien mes frères ;
Je sursaute, je regarde, seule sur le mur
Court l'ombre de ma propre silhouette.
Czeslaw Milosz 154
Devoir
Dans la crainte et le tremblement, je pense que j'aurais accompli ma
vie
Seulement si je parvenais à une confession publique
Qui dévoilerait l'imposture, la mienne et celle de l'époque :
Il nous était permis de répondre par le coassement des nains et des
démons,
Mais les mots purs et nobles restaient interdits
Sous une peine si sévère que celui qui en prononçait un seul
Aussitôt se jugeait lui-même perdu.
Chanson de la fin du monde
Le
jour de la fin du monde,
L'abeille tourne au-dessus de la capucine,
Le pécheur répare le filet luisant.
Les joyeux dauphins bondissent dans la mer,
Les jeunes moineaux s'accrochent aux gouttières,
Et le serpent a la peau dorée, comme avant.
Le jour de la fin du monde,
Les femmes vont par les champs sous des ombrelles,
L'ivrogne s'endort au bord du gazon,
Les marchands de légumes dans la rue appellent,
Et le bateau à voile jaune s'approche de l'île ;
Dans l'air s'allonge le son du violon
Qui fait s'ouvrir la nuit étoilée.
Et ceux qui s'attendaient au tonnerre et aux éclairs
Sont déçus.
Et ceux qui s'attendaient aux signes et aux trompettes des Anges
Ne croient pas que le Jour soit venu.
Tant que le soleil et la lune sont là-haut,
Tant que le bourdon hante la rose,
Tant que naissent des enfants roses,
Personne ne croit que le Jour soit venu.
Seul un petit vieux, qui serait prophète,
Mais pris par autre chose il ne l'est pas,
En liant ses tomates répète :
D'autre fin du monde, il n'y en aura pas.
Cyprian-Kamil Norwid 155
Le Ciel et la Terre
Sois réel ! -- Tu rêves toujours le ciel,
Imminente la tombe par des influx incessants
Elle convoite tes os et tes cendres !
-- Oh oui ! Pourtant où qu'il soit
L'homme voit plus de ciel
Que de terre...
Wyslawa Szymborska156
L'album de famille
Personne dans la famille n'est mort d'amour.
C'était comme c'était, rien de mythique.
Des Roméo et des Juliette de la diphtérie ?
Certains ont atteint un âge canonique.
Aucune victime par absence de réponse
A une lettre parsemée de larmes !
Toujours il se trouvait quelque voisin
Avec des roses et des binocles.
Aucun étouffé dans une armoire d'époque,
Surpris par le mari d'une maîtresse !
Peut-être quelqu'un, jadis, avant le daguerréotype
Mais parmi ceux de l'album, personne, que je sache.
Les tristesses se dissipaient, les jours se suivaient,
Et eux, consolés, mouraient de la grippe.
PORTUGAISE
Eugenio de Andréade157
Urgence158
L'amour est urgence
L'urgence d'un bateau en mer.
Il est urgent de détruire certains mots,
la haine, la solitude, la cruauté,
certaines complaintes,
de nombreuses épées.
Il est urgent d'inventer la joie,
d'essaimer les baisers, les champs de blé
il est urgent de trouver des roses et des rivières
et des matins clairs.
Que retombent sur les épaules le silence et la lumière
impurs, même blessés.
L'amour est urgence, il est urgent
de le garder.
Je suis content, je ne dois rien à la vie,
et la vie ne me doit même pas
quatre sous de nèfles.
Nous sommes quittes, ainsi,
le corps peut désormais se reposer :
jour après jour il a labouré, semé, récolté
ou cueilli, et il a même prodigué quelque chose, le pauvre,
très pauvre animal
aux testicules maintenant à la retraite.
Un de ces jours j'irai m'étendre
sous le figuier, celui-là
que j'ai vu jadis exaspéré et solitaire :
je suis de la même race.
Luis de Camoès159
La marinière
Je
veux me fier
À cette galère,
Et d'un marinier
Être marinière.
Il faut, ô ma mère,
Pour ne pas rester,
Que de te quitter
L'amour me requière !
Cet enfant altier
Me tient prisonnière,
Et d'un marinier
Me fait marinière.
Adieu donc la terre,
Pour ce pont flottant ;
C'est là qu'il m'attend !...
Adieu donc, ma mère.
J'ai dû me plier
À sa vie entière :
Il est marinier,
Je suis marinière.
Si dans sa colère
Gronde un vent jaloux,
Si l'onde en courroux
Franchit sa barrière,
Tu viendras prier
Sous la croix de pierre,
Pour le marinier
Et la marinière.
Gastão Cruz160
Dans la lumière de l'été
Sonne, clairon, sonne encore
Il ne t'entend pas celui qui est perdu dans l'océan au milieu des
coraux
Chaque vague soulève son dos très haut
Ta voix ne s'entend même plus à présent dans le chuintement de l'écume
La lumière qui te porte est mortelle
Fernando Pessoa161
Bureau de tabac
Je
ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
(...)
J'ai tout raté.
Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout n'était-il rien.
Les bons principes qu'on m'a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m'en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n'ai trouvé qu'herbes et arbres,
et les gens, s'il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. À quoi penser ?
(...)
je serai toujours celui qui n'était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte
auprès d'un mur sans porte
et qui chanta la romance de l'Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
(...)
Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte
il s'est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d'un demi-torticolis
et avec le malaise d'une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l'enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l'enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s'est produit.
(...)
Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s'abat sur moi soudainement.
(...)
L'homme est sorti du bureau de tabac (n'a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon ?)
Ah, je le connais : c'est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s'est retourné et il m'a vu.
Il m'a salué de la main, je lui ai crié : « Salut Estève ! », et
l'univers
s'est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.
Lorsque viendra le printemps
Lorsque viendra le printemps,
si je suis déjà mort,
les fleurs fleuriront de la même manière
et les arbres ne seront pas moins verts
qu'au printemps passé.
La réalité n'a pas besoin de moi.
J'éprouve une joie énorme
à la pensée que ma mort n'a aucune importance.
Si je savais que demain je dois mourir
et que le printemps est pour après-demain,
je serais content de ce qu'il soit pour après-demain.
Si c'est là son temps, quand viendrait-il sinon
en son temps ?
J'aime que tout soit réel et que tout soit précis ;
et je l'aime parce qu'il en serait ainsi, même
si je ne l'aimais pas.
C'est pourquoi, si je meurs sur-le-champ, je meurs content,
parce que tout est réel et tout est précis.
On peut, si l'on veut, prier en latin sur mon cercueil.
On peut, si l'on veut, danser et chanter tout autour.
Je n'ai pas de préférences pour un temps où je ne pourrai plus avoir de
préférences.
Ce qui sera, quand cela sera, c'est cela qui sera ce qui est.
Poèmes désassemblés
Parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l'appeler ma sœur
mais je l'aime parce qu'elle est une pierre,
je l'aime parce qu'elle n'éprouve rien,
je l'aime parce qu'elle n'a aucune parenté avec moi.
D'autres fois j'entends passer le vent,
Et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, il vaut la peine
d'être né,
Je ne sais ce que penseront les autres en lisant ceci ;
mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort,
et sans concevoir qu'il y ait des étrangers pour m'entendre penser :
parce que je pense hors de toute pensée,
parce que je le dis comme le disent mes paroles.
Une fois on m'a appelé poète matérialiste,
et je m'en émerveillais, parce que je n'imaginais pas
qu'on pût me donner un nom quelconque.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j'écris a une valeur, ce n'est pas moi qui l'ai :
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.
Parfois, en certains jours de lumière
Parfois, en certains jours de lumière parfaite et exacte,
où les choses ont toute la réalité dont elles portent le pouvoir,
je me demande à moi-même tout doucement
pourquoi j'ai moi aussi la faiblesse d'attribuer
aux choses de la beauté.
De la beauté, une fleur par hasard en aurait-elle ?
Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ?
Non : ils ont couleur et forme
et existence tout simplement.
La beauté est le nom de quelque chose qui n'existe pas
et que je donne aux choses en fonction du plaisir qu'elles me donnent.
Cela ne signifie rien.
Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ?
Oui, même moi, qui ne vis que de vivre,
invisibles, viennent me rejoindre les mensonges des hommes
devant les choses,
devant les choses qui se contentent d'exister.
Qu'il est difficile d'être soi et de ne voir que le visible !
puis ils l'ont oubliée, finalement, qui peut bien s'intéresser
à Allumette et qui s'intéresse vraiment à quelqu'un ?
Antonio Ramos Rosa162
Un poème est toujours écrit dans une langue étrangère
Un
poème est toujours écrit dans une langue étrangère
avec les contours durs des consonnes
avec la musique claire des voyelles
Il nous faut donc le lire au niveau de ses sons
et le saisir au-delà de son sens
comme un félin vert et fluide ou de la couleur du feu
Ce que nous comprendrons d'aperçu en aperçu
sera l'indolence agile des ouvertures successives
où nous verrons les flammes d'un autre sens
si sauvage et si précieusement pur qu'il annulera le sens des mots
C'est ainsi que nous lisons non pas les mots déjà formés
mais leur naissance vibrante qui circule dans les syllabes
au niveau physique de leur flux océanique
RUSSE
Anna Akhmatova163
Je vous préviens...
Je
vous préviens, c'est la dernière fois
Que je vis.
Ni hirondelle, ni érable,
Ni étoile, ni roseau,
Ni son de cloches,
Ni eau de source...
Je ne troublerai plus personne
Et ne hanterai plus les rêves des autres
De mes gémissements inassouvis.
Joseph Brodsky164
Ne sors pas de ta chambre
Ne
sors pas de ta chambre, ne fais pas cette erreur,
Rien dehors n'a de sens, même un cri de bonheur.
À quoi bon le soleil ? Grilles-en donc une petite,
Rends-toi juste aux WC, et reviens tout de suite.
Oh, ne sors pas d'ici. Un taxi ? N'appelle pas,
Puisque l'espace n'est fait que d'une seule coursive
Fermée par des compteurs. Et si une femme y sort, vive,
Sucrée, baillant d'ennui, ne la déshabille pas.
Ne sors pas de ta chambre ; prétexte des fadaises.
Quoi de plus captivant qu'un mur et qu'une chaise ?
Dois-tu sortir d'ici, pour revenir après,
Le même que tu étais, encore plus mutilé ?
Oh, ne sors pas d'ici. Danse le jabadao
Tout nu sous ton manteau, des charentaises aux pieds.
L'entrée sent fort le chou et la graisse à farter ---
Tu as beaucoup écrit ; un mot serait de trop.
Ne sors pas de ta chambre ! Oh, laisse-la plutôt
Trouver qui tu seras. Là dans l'incognito
D'un ergo sum, l'être s'ébroue, nie l'apparence,...
Ne sors pas de ta chambre ! La rue n'est pas la France.
Ne sois pas imbécile ! Les autres l'ont été.
Ne sors pas de ta chambre ! Meuble-la de volonté,
Coule-toi dans ses lés. De l'armoire fait blocus,
Chasse-les : chronos, cosmos, éros, race, virus.
Adieu
Adieu, oublie et ne me blâme pas.
Brûle les lettres comme les ponts.
Courageuse soit ta voie, qu'elle soit droite et bonne.
Que dans la nuit les poussières brillent pour toi, que l'espoir
réchauffe ses mains
à ton bois.
Qu'il y ait des tempêtes, des orages bêtes et des incendies, que la
fortune te sourie plus souvent qu'à moi.
Que ton cœur batte au puissant combat.
Je suis heureux pour ceux qui peut-être sont avec toi.
Maxime Gorki165
Les gardiennes
Le
soleil dans le ciel s'attarde
Pourtant en ma geôle il fait noir ;
Jour et nuit surveille la garde
Les fenêtres et les couloirs.
Geôlier, geôlier, ta garde est vaine...
Comment ferais-je pour m'enfuir ?
Et comment romprais-je les chaînes
Qui me tiennent pour m'asservir ?
Lourdes chaînes, mes lourdes chaînes,
C'est vous mes gardiens, vous les vrais,
Je ne puis vous briser moi-même
Et personne ne le pourrait...
Mikhaïl Lermontov166
Les nuages
Nuages qui, voguant sous le ciel solitaire,
Dans les steppes d'azur passez silencieux ;
Ainsi que moi, qui suis un proscrit de la terre,
Êtes-vous les proscrits des cieux ?
Qui vous chassa du nord ? Vers le sud qui vous mène ?
Est-ce l'orgueil d'un dieu, la colère d'un roi ?
Coupables, d'un forfait subissez-vous la peine ?
Êtes-vous martyrs comme moi ?
Non ; vous êtes partis un jour de la prairie,
Ouvrant votre aile blanche à l'élément subtil,
Et, libres dans les cieux, n'ayant pas de patrie.
Vous n'avez pas non plus d'exil.
Ossip Mandelstam167
Épigramme contre Staline
Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,
À dix pas personne ne discerne nos paroles.
On entend seulement le montagnard du Kremlin,
Le bourreau et l'assassin de moujiks.
Ses doigts sont gras comme des vers,
Des mots de plomb tombent de ses lèvres.
Sa moustache de cafard nargue,
Et la peau de ses bottes luit.
Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,
Les sous-hommes zélés dont il joue.
Ils hennissent, miaulent, gémissent,
Lui seul tempête et désigne.
Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,
Qu'il jette à la tête, à l'œil, à l'aine.
Chaque mise à mort est une fête,
Et vaste est l'appétit de l'Ossète.
Mais se ranger pas question
Au
nom d'avenirs radieux mirobolants
et au nom d'une tribu d'hommes d'élite
à la table ancestrale je fus privé de coupe,
de mon honneur et de ma joie de vivre
Un siècle-chacal sur moi s'est abattu.
Pourtant de par le sang je n'ai rien du loup !
Qu'on me fourre plutôt, comme toque dans
la manche
sous une chaude pelisse des steppes sibériennes
afin de ne plus voir ni crasses ni couardises
ni os sanguinolents sur la roue
et que, la nuit, pour moi luisent les renards bleus
dans leur magnificence originelle
oui ! conduis-moi de nuit où coule l'Iénisseï
où les grands pins montent jusqu'aux étoiles
puisque de par le sang je n'ai rien du loup
--- seul mon semblable me tuera.
Jacques Polonski168
Le mendiant
Je
connaissais un mendiant.
Sous le matin rose ou le midi jaune
Le vieux se traînait en psalmodiant
Et tendait la main à l'aumône.
Puis, ce qu'il reçut à l'ostière,
Il le partageait, quand le jour a fui,
Aux pauvres sans pain, aux gueux sans litière,
À des mendiants comme lui.
Tel est le poète ici-bas.
Il perdit la foi, le rêve, la flamme,
Comme un mendiant il est faible et las
Et quête pour nourrir son âme.
Mais, charité sans récompense,
Ce qu'il a reçu dans son morne ennui,
Avec tout son cœur, tendre, il le dispense
À des mendiants comme lui.
Alexandre Pouchkine169
La petite fleur
Fleurette sans parfum, flétrie
En ce vieux livre où nul ne lit.
Mon âme en te voyant s'emplit
D'une inquiète rêverie.
Où t'ouvris-tu ? sous quelle aurore ?
Pour plus d'un jour ? ou sans demain ?
Une étrangère ou tendre main
Te mit-elle où tu meurs encore,
En souvenir d'une première
Caresse ou d'un suprême adieu
Ou d'un retour sous le ciel bleu
Dans les bois d'ombre ou de lumière ?
Vit-il, joyeux ? Vit-elle, heureuse ?
Où le sort les a-t-il menés ?
Ou bien sont-ils déjà fanés
Comme toi, fleur mystérieuse
L'or et le fer
Ils
parlent. Tu peux entendre.
L'Or dit : « J'ai tout ! » Le Fer : « J'ai tout ! » Ecoute encor.
« Tout est à vendre ! » dit l'Or.
Le Fer dit : « Tout est à prendre ! »
Don fortuit...
Don fortuit, don éphémère,
Vie, pourquoi m'es-tu donnée,
Puisqu'un sort plein de mystère
À la mort t'a condamnée ?
Qui par un pouvoir infâme,
Du néant m'a suscité,
De passion m'a rempli l'âme,
Dans le doute m'a jeté ?
Dans la vie sans but je passe,
Le cœur vide, et l'esprit lourd,
Et m'étreint de son angoisse
L'uniforme bruit des jours.
SARDE
Remundo Piras170
L'ombre
Mama, je n'ai pas de photo de toi
Même si c'est toi qui m'a donné ton lait
Au fonds de moi, comme si tu étais en vie,
Je te vois
Et je cultive dans ma fantaisie,
Le souvenir que tu as laissé en moi
Depuis le fonds de ma mémoire,
Tu étais belle comme les fleurs de la montagne
Quand on se promenait dans la campagne
Quand je te voyais sortir de l'église
Je te regardais comme une colombe qui va s'envoler
SCANDINAVES - DANOISE
Hans Christian Andersen171
La mère avec l'enfant
Là-bas, où tourne le chemin,
Est une si belle maison.
Les murs sont un peu bariolés,
Et les fenêtres sont petites,
La porte est tombée à genoux,
Le chien jappe, misérable,
Sous le toit crient les hirondelles,
Le soleil baisse, etc.
Dans le soleil rouge du soir
La mère est assise dehors ;
Les joues s'enflamment deux fois rouges,
Et l'enfant est sur ses genoux.
Il est si vif et sain, les joues
Comme des pommes rouges, rondes !
Voyez comment, pour s'amuser
Elle tapote ses pieds.
Le chat est là, arrondissant
Le dos, gêné par un moustique ;
Il donne un violent coup de patte,
Refait le courtisan. La mère
Caresse les joues de l'enfant ;
Voyez comme il dort doucement,
Rêvant des anges magnifiques
Dans son joli petit berceau.
Herman Bang172
Ma mère
Dis-moi pourquoi je vois constamment
ton regard triste ?
Dis-moi pourquoi j'entends toujours
ta voix affligée ?
Mère - est-ce parce que
c'était la même misère
sous laquelle tu peinais,
contre laquelle je lutte ?
Etait-ce la même souffrance
qui t'apporta la mort,
la mort, la mort précoce,
celle de la fleur brisée ?
Je ne sais pas :
ta peine était muette.
Mais moi, je voudrais tant, maintenant
poser ma tête contre toi,
tes mains caresseraient mes cheveux
et je confesserais ma détresse.
Qui sait ? Cela consolerait peut-être,
que ce soit la même misère,
qui peut donner la même mort.
Steen Steensen Blicher173
Prélude
Le temps approche où je devrai partir,
J'entends les voix de l'hiver ;
Je ne suis ici que de passage,
Et j'ai autre part un foyer.
Je savais depuis longtemps que je partirais ;
Mon cœur n'est pas lourd,
Et donc, tout aussi heureux qu'avant
En allant je chante.
Je pourrais chanter plus souvent, peut-être,
Sans doute aussi un peu mieux ;
Mais il m'a fallu voir le jour sombre,
Et les tempêtes ont déchiré mes lèvres.
J'ai voulu dans la nature divine
Tendre mes ailes avec liberté,
Mais ma cage enneigée
De tous côtés m'a retenu.
J'ai voulu des hauteurs du ciel
Envoyer les chants les plus gais ;
Mais je dus pour le gîte et le couvert
Rester pauvre, endetté, prisonnier.
Il est temps cependant pour quelques réconforts,
Et je jette un coup d'œil hors de cette prison
Et je lance parfois ma voix mélancolique
A travers les barreaux, avec aspiration.
Écoute ! Ô passant, cette chanson,
Tu t'écartes si peu de ton chemin !
Dieu sait, que c'est peut-être la dernière fois
Que tu entends le chant du condamné.
J'ai le sentiment, que très vite, ce soir
La grille va se briser ;
Et je veux chanter un triste adieu :
Ce sera peut-être le dernier.
.
SCANDINAVES - FINLANDAISE
Uuno Kailas174
Le regard de l'enfant
Il
n'y a rien de plus pur que ton regard :
à travers lui je vois un paradis perdu
avant que n'advienne la chute.
Hélas, l'image sale et impure du monde
comme une peste un jour rongera ton regard !
Tu verras un jour, comme je l'ai vu,
toute beauté te fuir.
Disparaître ta mère, mourir ton frère.
Tu verras le cœur des hommes se révéler bestial ;
tu verras le visage lépreux de la vie devant toi.
Ta jambe, elle aussi, sera saisie par la souillure du marais
oui, tu seras comme un chien pour les autres chiens, ayant rejoint
ceux qui dans la vie sont salis et salissent.
Mais peut-être aussi que dans le désert de tes yeux
par un miracle : à travers le clair regard d'un enfant
de nouveau se révèlera la beauté ensoleillée
comme une vision de la vie, qui en sa ronde
toujours revient à la pureté, et plus pure encore,
au plus profond, au commencement, qui est la beauté.
Et tu verras : toute illusion, toute laideur - ta propre laideur -
n'était pas plus durable ravage de la beauté de la vie
que le galet oublié lancé dans la mer,
qui dans le calme, merveilleusement, complète le tout.
Eino Leino175
Hymne au feu
Ce
qui est feu doit servir le feu.
Ce qui est terre doit retourner à la terre.
Mais qui veut monter vers le ciel,
Qu'en lui résonne l'écho du kantele :
Que sommes nous ? Seulement des cendres, seulement de la poussière ?
Pas exactement : la pensée monte de la terre.
Devenir cendres, tel est ton destin,
Il sera donc bien assez tôt de brûler.
Ce qui brûle ? La substance. Qui la brûle ?
Dieu, l'Esprit, le feu éternel.
Quelle bonne fortune que d'être cet humain charbon,
D'un si long rêve dans les entrailles de la terre.
Réveille l'éclat, le travail, la bataille,
Quand Dieu appelle, suis le soleil,
Réalise les rêves des siècles
Imaginés jadis par nos pères.
Qu'il est court le beau temps de la vie.
Ainsi, que les flammes nous prennent,
Et que le feu s'élève haut !
La terre reste au sol, l'esprit va dans le ciel.
Johan Ludvig Runeberg176
Depuis je n'ai rien demandé de plus
Pourquoi le printemps est-il si fugace,
Pourquoi l'été ne dure-t-il pas ?
J'y pensais souvent autrefois,
Questionnant, nul ne répondit.
Depuis celui que j'aimais m'a trahie,
Sa chaleur est devenue froidure,
Son été est devenu hiver,
Depuis je n'ai rien demandé de plus,
Mais j'ai su simplement
Et profondément
Que la beauté est périssable
Que la douceur ne dure pas.
SCANDINAVES - ISLANDAISE
Matthías Johannessen177
Images dans l'eau
Nous avons pris ce chemin l'an dernier,
nous vîmes les arbres se refléter
dans le ruisseau
se refléter la jeune feuille,
que le ruisseau emportait -
mais après la nouvelle feuille
n'était pas consciente de cela.
Nous prîmes encore le même chemin,
nous reflétant dans le ruisseau
nous vîmes notre image vieillir,
vieillir et courir vers la mer -
image qui nous le savions
ne reviendrait jamais.
SCANDINAVES - NORVÉGIENNE
Ivar Aasen178
Manque
Je
le sais, il est un trésor,
que je puis bien posséder ;
cela ne nuirait à personne,
si je dépensais ce trésor.
Le trouverais-je, tout serait bien :
je serais riche, heureux aussi.
Mais je ne sais pas pourquoi,
il ne sera jamais trouvé.
Je le sais, il est une ville,
peut-être même près d'ici,
sûrement j'y serais heureux
oubliant toutes mes angoisses.
Arriverais-je là, j'aurais
tout ce qui me manque le plus.
Mais là est bien tout le malheur :
jamais ne trouverai la ville.
Je le sais bien, il est un cœur
qui a la même aspiration,
même désir, indignation
même souvenir et espoir.
Le trouverais-je, tout serait juste,
et la vie passerait légère.
Mais c'est le pire à rappeler :
jamais je ne le trouverai.
Olaf Aukrust179
Une branche nue
Une
branche nue avec des baies rouges
et une riche de feuilles et de fleurs,
chacune est belle à sa manière
pour qui juge - avec sensibilité.
L'une donne un parfum,
et douce en est la fleur.
L'autre donne le sang de son coeur
quand fuient le feuillage et les vents d'automne.
L'une brille et rayonne,
l'autre brûle et mûrit
et donne à la fin le sang de son coeur ;
là lourde de baies elle penche.
Je t'ai donné celle avec les fleurs.
Je te donne celle avec les baies.
Laquelle est la plus riche, tu le verras
un peu plus tard, sur le chemin.
Bjørnstjerne Bjørnson180
L'arbre
L'arbre se tenait là, avec feuilles, bourgeons.
« Puis-je les prendre ? » demanda le gel.
« Non, mon cher, laisse-les tranquilles,
jusqu'à ce que viennent les fleurs ! »
pria l'arbre en tremblant des racines à la cime.
L'arbre eut des fleurs, et les oiseaux chantèrent.
« Puis-je les prendre ? » demanda le vent, soufflant et s'agitant.
« Non, mon cher, laisse-les tranquilles,
jusqu'à ce que viennent les baies ! »
pria l'arbre, vibrant dans le vent.
Et l'arbre eut des baies sous l'œil du soleil ardent.
« Puis-je les prendre ? », demanda la jeune fille, si jeune et vive.
« Oui, ma chère, tu peux les prendre,
autant que tu en désires ! »
dit l'arbre, offrant ses branches lourdes de fruits.
Inger Hagerup181
Bonheur
Qu'est-ce que le bonheur ?
- C'est de marcher sur un sentier montagne herbu
en vêtements d'été, légers,
de gratter ses piqûres de moustiques fraîches
en réfléchissant indolemment,
être jeune, très riche
d'amours non vécues.
C'est de recevoir une toile d'araignée aussi légère qu'une étoffe
vaporeuse telle une çaresse sur la bouche et la joue
et penser un peu à la pluie et au beau temps.
Peut-être attendre une lettre.
Demander conseil aux marguerites
et peut-être oui - peut-être non-
qu'il m'aime-qu'il ne m'aime pas.
Ne pas encore te connaître.
Je suis le poème que personne n'a écrit
Je
suis le poème que personne n'a écrit.
Je suis la lettre qu'on brûle sans cesse.
Je suis le sentier jamais emprunté,
la note sans mélodie.
Je suis la prière de la lèvre muette.
Je suis le fils d'une femme non née,
une corde qu'aucune main n'a encore tendue,
un brasier jamais encore allumé.
Réveille-toi ! Délivre-moi ! Soulève-moi !
des terres, des monts, de l'esprit et du corps !
mais rien ne répond à mes prières.
Je suis les choses qui n'arrivent jamais.
Olav Håkonson Hauge182
Le quotidien
Mais on peut vivre
aussi au quotidien,
le jour tranquille et gris,
éplucher des pommes de terre
ratisser des feuilles
porter du riz,
il y a tant de choses à penser en ce monde,
une vie d´homme ne suffit pas.
Après l´effort tu peux te cuire un morceau de lard
et lire des vers chinois.
Le vieux Laërte taillait des églantiers
et des figuiers, et laissait à Troie les héros s´entre-tuer.
Henrik Ibsen183
Disparue
Dernière invitée attardée,
Accompagnée jusqu'à la porte
Au revoir et le reste
Le vent de la nuit l'a avalée.
Maison, jardin, rue,
Étaient décuplés d'ombres,
Où ses doux accents
M'avaient laissé leur musique.
Ce n'était qu'un festin
A la tombée de la nuit
Elle n'était qu'une invitée
Et maintenant, elle est partie.
Arnulf Øverland184
Petit Adam
La
grande tête du petit Adam
domine un mince cou.
On l'a loué : pas mal !
Adam danse une valse
sérieuse, mélancolique, les jambes raides,
il n'est pas très à l'aise.
Les dames vont inviter.
Adam ne danse plus.
Du rang vide des chaises
il voit danser ses amis.
Le grand Leig a trouvé Constance,
quatre filles se battent pour Ole !
Adam rentre seul chez lui.
Ainsi est l'école de danse de la vie.
L'un en a cinq, l'autre quatre,
l'un en a une, l'autre aucune.
Petit et grand chelem.
Les caprices de toute la vie
les petites étoiles lui passent devant.
Maintenant il ira chez lui et écrira
sa première poésie.
Henrik Wergeland185
Ô printemps...
Ô
printemps, printemps, sauve-moi !
Qui t´a aimé plus tendrement que moi ?
SCANDINAVES - SUÉDOISE
Stig Dagerman186
Il est une prison...
Il
est une prison connue de tous.
Il est une prison inconnue en un lieu inconnu.
Il est des barreaux derrière lesquels tous sont assoiffés.
Il est une grille qui dépérit elle-même de soif.
Il est une prison pour tous les bateaux.
On l'appelle la mer des prisonniers éternels.
Il est une prison pour toutes les mers.
Ses rivages tiennent la mer prisonnière.
Dans la prison de l'accalmie, la tempête secoue les barreaux
et les murs de la tempête enferment l'accalmie.
La prison du ciel est l'inertie de nos yeux.
Celle du corps est charpentée par d'autres corps.
De lumière sont faits les murs des cellules de la nuit
et la prison du jour est la liberté de la nuit.
Il est une prison connue de tous.
Une liberté que tous pressentent.
Je suis la serrure de ma propre prison.
Je suis la clé de ma propre liberté.
Qui sait ce qu'est la liberté, Birgitta,
sinon celui qui aime à l'infini ?
[... ] Tous ceux qui doivent être aimés possèdent quelque chose.
Tous veulent être aimés pour ce qu'ils ne possèdent pas.
L'herbe pour sa hauteur, la pierre pour sa douceur.
La nuit pour son aube, le jour pour son crépuscule.
[... ] Il est une île de solitude, Birgitta,
où mènent tous les ponts blancs
C'est l'unique écriture de la vie »
L'amour nouvelle manière
Les
larmes gèlent, Cassandre.
Le coeur humain n'est que cendres.
On dit que les machines s'aiment :
consolation, tout de même.
Nous en avons tous bien besoin.
Elle fait l'objet de tous nos soins.
Comme les yeux humains sont froids
comparés aux machines, tu vois.
Ce que c'est que les illusions !
Moins que les robots nous savons.
Les sentiments sont désormais
suscités à l'électricité.
Le robot muet descend de l'arche,
plein de désir de paternité.
Vous autres : en avant, marche !
Place pour les amants programmés !
Ne coupez donc pas le courant.
Surtout que l'amour ne meure pas.
Les machines s'aiment en tout cas
c'est plus que les hommes, n'est-ce pas ?
Les petites choses
« Si tu n'as plus le courage de faire encore un pas,
de relever la tête,
si tu succombes, désemparé, sous le poids de la grisaille --
réjouis-toi, alors, et remercie les petites choses aimables,
réconfortantes, enfantines.
Tu as une pomme dans la poche,
un livre de contes qui t'attend chez toi --
de toutes petites choses que tu dédaignais
à l'époque où ta vie rayonnait,
devenues doux soutien aux heures mortes. »
Attention au chien !
La
loi est certes bien imparfaite :
les pauvres ont le droit d'avoir un chien.
Pourquoi ne se procurent-ils pas un rat ?
C'est gentil et ça ne coûte presque rien.
Voilà des gens qui, dans leur maison,
entretiennent des chiens toute la vie.
Ils pourraient bien jouer avec des mouches
qui sont aussi d'excellente compagnie.
C'est la commune qui paie, bien sûr.
Mais il faut cesser cette aubaine.
Sinon, vous verrez que très bientôt
ils vont s'offrir une baleine.
En fait de mesure, je n'en vois qu'une :
abattre tous ces chiens. Ou bien alors,
pour sauver les deniers de la commune,
c'est les pauvres qu'il faudra mettre à mort.
Vilhelm Ekelund187
Je n'écris de poèmes pour personne
Je
n'écris de poèmes pour personne -
pour le vent qui voyage,
pour la pluie qui pleure,
mon chant est comme le coup de vent
qui murmure et va
dans les ténèbres de la nuit d'automne
et parle avec la terre et la nuit et la pluie.
Gustav Fröding188
Guitare et accordéon
J'ai deux voisins en ma demeure
- l'un est sentimental
je l'entends déclamer tout haut
sur la peine et la douleur de vivre.
Il est parfois amer et ténébreux
étrange, et mélancolique,
parfois élégiaque, enthousiaste,
il chante avec sa guitare.
L'autre est enjoué et amusant
et paysan, grossier, burlesque.
Pour lui le chagrin, les ennuis
ne sont qu'hypocrisie, flagornerie.
Il ne se plaint de rien, il rit
à la vie le plus simplement
et siffle et chante et joue -
il joue de l'accordéon.
On se fatigue à écouter !
pourtant je me suis habitué ;
l'un ressemble à mon présent
et l'autre à mon passé.
Pär Lagerkvist189
Que l'angoisse de mon cœur jamais ne se retire...
Que
l'angoisse de mon cœur jamais ne se retire.
Que jamais je n'aie la paix.
Que jamais je ne me réconcilie avec la vie,
non plus qu'avec la mort.
Que ma route soit sans fin, vers un but inconnu.
Je voulais savoir
Je
voulais savoir
mais ne pus qu'interroger,
je voulais la lumière
mais ne pus que brûler.
Je demandais l'inexprimable
et ne pus que vivre.
Je me plaignis.
Mais personne ne me comprit.
Harry Martinson 190
Avez-vous vu un clochard charbonnier...
Avez-vous vu un clochard charbonnier sortir d'un ouragan
- avec des bômes cassées, des plats-bords en miettes,
froissés, haletants, en panne -
et son capitaine devenu tout enroué ?
En reniflant, elle débarque sur le quai ensoleillé,
épuisée, pansant ses plaies
tandis que la vapeur s'amenuise dans ses chaudières.
Les conseils de Li Ti
Si
tu possèdes deux cuivres, dit Li-Ti en voyage,
achète un pain et une fleur.
Le pain est là pour te combler
La fleur que tu achètes est pour te dire
que la vie vaut la peine d'être vécue.
Carl Snoilsky191
Vieille porcelaine
Un
roi de saxe collectionnait la porcelaine,
mais sa manie devint une vraie maladie.
Il échangea avec le roi à Berlin
sa garde - pensez ! contre une cruche chinoise.
Cinq mille hommes avec sabres et carabines,
que les prussiens savaient parfaitement manier,
dans l'exercice souples et doux,
un mur, en guerre, contre - une soupière bleue !
Cinq mille hommes poudrés avec perruques !
Telle folie surpasse toutes les autres
depuis l'aube des temps -, oui, vous le pensez.
Et le siècle passé a fait ce changement :
cinq mille cœurs courageux ont eu le temps de se briser,
la vieille poterie - elle est toujours là.
August Strindberg192
Pluie d'orage
(...)
Nous nous tûmes, elle prit ma main, quand la crainte lia notre bouche ;
Et seul le regard osa une question
[si nous pourrions ] de la même flamme...
Alors tombent doucement de lourdes gouttes sur le carreau de la fenêtre
et les tuiles ;
Et les gouttes s'écrasent - pensez !
Et couvrent les vitres de points d'exclamation.
Maintenant elles se brisent sur le toit de la maison,
Et les nuages sont feux et flammes.
Le ciel répond ainsi, avec fracas
Aux questions trop bêtes des enfants.
Tomas Tranströmer193
En mars 79
Las
de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots,
mais pas de langage,
je partis pour l'île recouverte de neige.
L'indomptable n'a pas de mots.
Ses pages blanches s'étalent dans tous les sens !
Je tombe sur les traces de pattes d'un cerf dans la neige.
Pas des mots mais un langage.
SLOVAQUE
Robert Gal194
L'amour est comme une balance...
L'amour est comme une balance au repos. Ça ne pèse rien, mais ça pèse.
Elle considère ses rêves comme la seule chose sûre. Et même si cette
certitude n'est pas de négation, elle secoue parfois la tête dans le
doute.
Dans les pauses de bonheur.
Contiguïté tacite.
Il écrit le terrible de son système, elle le beau du sien.
Le pour et le contre d'un con.
Un échec est une première ébauche. Et un premier brouillon n'a pas
besoin de motifs.
La seule crainte de celui qui s'adonne à la réflexion est de voir la lumière.
Jozef Urban195
Je me mouche de manière inartistique
Nous qui ne nous mouchons pas correctement
Offensons la bonne société
Et les habitudes de la bonne société
Pour ne pas nous moucher correctement
Il faut nous rayer
De la liste des gens qui vivent correctement
Et changer les bonnes manières en lois
Pour nous exiler quelque part sur une île
Et là nous nous moucherons comme des Robinson
Pour ne pas nous moucher correctement
Il faut nous dépouiller de nos inventions
pour faire des bébés
, planter des bouleaux
et de nos voies ferrées
et nous laisser là sur une île
pour ne pas nous moucher dans des discussions
et baver sur des sociétés
qui sont venues se gaver les unes les autres, correctement,
complètement aux limites de la décence.
SUISSE ALÉMANIQUE, ROMANDE ET TESSINOISE
Henri-Frédéric Amiel196
Petite perle cristalline
Petite perle cristalline
Tremblante fille du matin,
Au bout de la feuille de thym
Que fais-tu sur la colline ?
Avant la fleur, avant l'oiseau,
Avant le réveil de l'aurore,
Quand le vallon sommeille encore
Que fais-tu là sur le coteau ?
Blaise Cendrars197
Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (extraits)
Des
livres
Il y a des livres qui parlent du Canal de Panama
Je ne sais pas ce que disent les catalogues des bibliothèques
Et je n'écoute pas les journaux financiers
Quoique les bulletins de la Bourse soient notre prière quotidienne
Le Canal de Panama est intimement lié à mon enfance...
Je jouais sous la table Je disséquais les mouches
Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères
De mes sept oncles
Et quand elle recevait des lettres Éblouissement !
Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent les vers de
Rimbaud en exergue
Elle ne me racontait rien ce jour-là Et je restais triste sous ma table
C'est aussi vers cette époque que j'ai lu l'histoire du tremblement de
terre de Lisbonne
Mais je crois bien Que le crach du Panama est d'une importance plus
universelle
Car il a bouleversé mon enfance.
J'avais un beau livre d'images Et je voyais pour la première fois
La baleine Le gros nuage Le morse Le soleil Le grand morse L'ours le
lion le chimpanzé le serpent à sonnettes et la mouche
La mouche La terrible mouche Maman, les mouches ! les mouches ! et les
troncs d'arbres !
Dors, dors, mon enfant. Ahasvérus est idiot
J'avais un beau livre d'images Un grand lévrier qui Dourak Une bonne
anglaise
Banquier Mon père perdit les 3/4 de sa fortune Comme nombre d'honnêtes
gens qui perdirent leur argent dans ce crach,
Mon père Moins bête Perdait celui des autres,
Coups de revolver.
Ma mère pleurait Et ce soir-la on m'envoya coucher avec la bonne
anglaise
Puis au bout d'un nombre de jours bien long...Nous avions dû déménager
Et les quelques chambres de notre petit appartement étaient bourrées de
meubles
Nous n'étions plus dans notre villa de la côte
J'étais seul des jours entiers Parmi les meubles entassés
Je pouvais même casser de la vaisselle Fendre les fauteuils Démolir le
piano
-Puis au bout d'un nombre de jours bien long
Vint une lettre d'un de mes oncles
C'est le crach du Panama qui fit de moi un poète !
C'est épatant Tous ceux de ma génération sont ainsi
Jeunes gens Qui ont subi des ricochets étranges
On ne joue plus avec des meubles On ne joue plus avec des vieilleries
On casse toujours et partout la vaisselle
On s'embarque On chasse les baleines On tue les morses
On a toujours peur de la mouche tsé-tsé Car nous n'aimons pas dormir.
L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnettes m'avaient appris à
lire..
Oh cette première lettre que je déchiffrai seul et plus grouillante que
toute la création
Mon oncle disait Je suis boucher à Galveston
Les abattoirs sont à 6 lieues de la ville
C'est moi qui ramène les bêtes saignantes, le soir, tout le long de la
mer
Et quand je passe les pieuvres se dressent en l'air Soleil couchant.
Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.
Mon oncle, tu as disparu durant le cyclone de 1895
J'ai vu depuis la ville reconstruite et je me suis promené au bord de la
mer où tu menais les bêtes saignantes
Il y avait une fanfare salutiste qui jouait dans un kiosque en
treillage
On m'a offert une tasse de thé
On n'a jamais retrouvé ton cadavre
Et à ma vingtième année j'ai hérité de tes 400 dollars d'économie
Je possède aussi la boîte à biscuits qui te servait de reliquaire Elle
est en fer-blanc
Toute ta pauvre religion Un bouton d'uniforme Une pipe kabyle Des
graines de cacao
Une dizaine d'aquarelles de ta main
Et les photos des bêtes à prime, les taureaux géants que tu tiens en
laisse
Tu es en bras de chemise avec un tablier blanc.
Quand une lettre est sous la porte J'ai vu La belle pédagogie !
J'ai vu au cinéma le voyage qu'elle a fait Elle a mis soixante-huit
jours pour venir jusqu'à moi
Chargée de fautes d'orthographe
Mon deuxième oncle :
J'ai marié la femme qui fait le meilleur pain du district
J'habite à trois journées de mon plus proche voisin
Je suis maintenant chercheur d'or à Alaska
Je n'ai jamais trouvé plus de 500 francs d'or dans ma pelle
La vie non plus ne se paye pas à sa valeur !
J'ai eu trois doigts gelés Il fait froid...
(...)
Quant à mon quatrième oncle il était valet de chambre du général
Robertson qui a fait la guerre aux Boërs
Il écrivait rarement des lettres ainsi conçues
Son Excellence a daigné m'augmenter de 50 £ Ou
Son Excellence emporte 48 paires de chaussures à la guerre
(...)
Mon cinquième oncle : Je suis chef au Club-Hôtel de Chicago
J'ai 400 gâte-sauces sous mes ordres Mais je n'aime pas la cuisine des
Yankees
Prenez bonne note de ma nouvelle adresse Tunis etc.
Amitiés de la tante Adèle
Prenez bonne note de ma nouvelle adresse Biarritz etc.
Oh mon oncle, toi seul tu n'as jamais eu le mal du pays
Nice Londres Buda-Pest Bermudes Saint-Pétersbourg Tokio Memphis
Tous les grands hôtels se disputent tes services Tu es le maître
(...)
Je reçois un paquet à mon nom, 200.000 pesetas et une lettre de mon
sixième oncle :
Attends-moi à la factorerie jusqu'au printemps prochain
Amuse-toi bien bois sec et n'épargne pas les femmes
Le meilleur électuaire Mon neveu...
Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.
Oh mon oncle, je t'ai attendu un an et tu n'es pas venu
Tu étais parti avec une compagnie d'astronomes qui allait inspecter le
ciel sur la côte occidentale de la Patagonie
(...)
Mon septième oncle On n'a jamais su ce qu'il est devenu
On dit que je te ressemble
Je vous dédie ce poème Monsieur Bertrand
Vous m'avez offert des liqueurs fortes pour me prémunir contre les
fièvres du canal
Vous vous êtes abonné à l'Argus de la Presse pour recevoir toutes les
coupures qui me concernent.
(...)
Terre Terre Eaux Océans Ciels J'ai le mal du pays
Je suis tous les visages et j'ai peur des boîtes aux lettres
Les villes sont des ventres
Je ne suis plus les voies Lignes Câbles Canaux Ni les ponts suspendus !
Soleils lunes étoiles Mondes apocalyptiques Vous avez encore tous un
beau rôle à jouer
Un siphon éternue Les cancans littéraires vont leur train Tout bas A la
Rotonde
Comme tout au fond d'un verre
J'ATTENDS
Je voudrais être la cinquième roue du char
Orage
Midi à quatorze heures
Rien et partout
Albert Cohen198
Pleurer sa mère
Pleurer sa mère,
c'est pleurer son enfance.
L'homme veut son enfance, veut la ravoir,
et s'il aime davantage sa mère
à mesure qu'il avance en âge,
c'est parce que sa mère,
c'est son enfance.
J'ai été un enfant,
je ne le suis plus
et je n'en reviens pas.
Friedrich Durrenmatt199
Les physiciens
Newton : Rentrons dans notre rôle et jouons la démence. Je rôderai
comme le fantôme de Newton.
Einstein : Je me remettrai à racler mon violon : Kreisler et
Beethoven...
Möbius : Je ferai réapparaître Salomon
Newton : Fous mais sages
Einstein : Prisonniers mais libres
Möbius : Physiciens mais innocents (...)
Möbius : Une pensée, une fois conçue, on ne peut ni l'abolir, ni la
rattraper
Markus Hediger200
Dans le cendrier du temps
Dans le cendrier du temps
je trouve un souvenir écrasé
mais paraît-il bien vivant.
Mots qui sont là dans la tête,
soudain se mettant en mouvement,
quelques-uns, parfois descendent
sur la page où prenant forme et chair,
ils s'accouplent ou bien ils se mettent
en ménage à mille et trois, certains
se quittant aussitôt, retrouvant
célibat ou solitude,
d'autres encor t'emmenant vers où
tu n'imaginais aller.
Allez, quelques mots, n'importe quoi...
En rentrant, chez moi, tard ce soir bon
de novembre flagellé de foehn,
en sentant sur mon visage
ce souffle chaud des saveurs du sud
qui m'entre dans les oreilles,
et là, qui sait pourquoi, là
je me dis que je les entends, eux,
les morts, les mots qu'ils murmurent
mêlés à la langue universelle
du vent qu'ils ont choisi pour demeure.
Hermann Hesse201
L'Art du Voyage
Voyager sans but plaît à la jeunesse,
Mais l'âge en venant m'affadit ce goût
Et je ne pars plus sans savoir par où,
Sans qu'un but précis, un désir me presse.
Hélas, pour celui qui suit un dessein,
Voyager n'a plus la douceur première
Dont l'étincelait forêt ou rivière
A chaque nouveau détour du chemin.
Pour rendre à l'instant la fraîche innocence
Que n'occulte plus quelque astre rêvé,
Voyager doit être un art retrouvé :
Du vaste univers partager lal danse
Et vers un lointain longtemps cultivé,
Même sans bouger, rester en partance.
Narcisse202
même
même si les mots que j'aime
sèment moins la haine que des armes
même si les mots que j'aime
sèment moins la peine que des larmes
s'ils sèment moins la m que des âmes
s'ils saignent moins les veines que des lames
quand bien même
même si les mots que j'aime
sèment moins la haine que des armes
j'aime quand chacun de mes mots vous désarme
j'aime quand chacun de mes mots est une lame
car chacun de mes mots naît d'une larme
chacun de mes mots dit mon âme
pour moi
c'est ça
le slam
Édouard Tavan203
Lassitude
Comme un lent voyageur, sous le fardeau penché,
Poursuit sa route qui dévie,
De rêve en rêve, jour après jour, j'ai marché
Dans la poussière de la vie.
J'ai marché si longtemps --- en vérité pourquoi ? ---
Sous les soleils, sous les averses !
Dans l'ombre, tant d'espoirs menteurs ont devant moi
Fait bleuir leurs flammes perverses.
Parti je ne sais d'où, mais jamais arrivé,
Poussé vers un but que j'ignore,
Cherchant je ne sais quoi que je n'ai point trouvé,
Je vais toujours, je vais encore.
Sur le passé, l'oubli de son voile brumal
Allonge les ombres moroses ;
Mais mon âme en lambeaux se souvient du long mal
Que font les épines des choses.
Les horizons moirés de rose et de lilas
N'étaient que vaines apparences ;
Plus d'azur ! et dès lors je traîne mes pieds las
Sous le ciel des désespérances.
Oh ! pouvoir en un coin de néant se blottir,
Étendre enfin sa lassitude ;
Ne plus lutter, ne plus vouloir, ne plus sentir,
Endormir toute inquiétude ;
Étouffer tout désir et noyer tout ennui,
Tout ce qui chante et ce qui pleure,
Au fond d'un grand sommeil de silence et de nuit
Que nul rêve jamais n'effleure !
Robert Walser204
Hiver
Il neige, il neige, couvre les toits et les gouttières en ribambelle de flocons qui ressemblent à des chansons d'Anna Siebel Un ramoneur dans la bourrasque sourit de même. A-t-il lui aussi, de-ci de-là, déjà fabricoté un poème ? Voilà que s'ouvre une mansardette, et que deux pommettes, qui à leur tour et par elles-mêmes brillent comme deux poémettes, se montrent au grelottant et que, belle à ravir, une menotte lui tend une tasse au bordelet orné de merveilleuses linottes. La plus belle des lèvres lui souffle gentiment : « Voici, mon petit chéri, Le chaud de ce breuvage t'aidera à franchir ta corniche. » Le ramoneur connaît les manières, il fait une gente courbette. J'espère que c'est à bon droit qu'à présent j'attends ma piécette.
TCHEQUE
Frantisek Ladislav Celakovski205
Et la suite - je ne dirai pas
Autant que je rougis,
j'aime entendre, j'aime entendre,
ma chère quand il loue mes cheveux blonds,
ma joue lisse et mon cœur bon ;
et la suite - même si je le sais,
non, non, non, je ne la dirai pas !
J'ai beau rougir,
j'aime entendre, j'aime entendre,
quand un être cher fait l'éloge
de mes chaussons, mes pieds menus,
puis de mes bas blancs ;
et la suite - même si je le sais,
non, non, non, je ne la dirai pas !
Jana Cerna206
Une lettre d'amour (fragments)
( ...)
L'imagination est une chose que certaines personnes ne peuvent même pas
imaginer.
Je n'ai jamais été trop encline à me comporter de manière raisonnable,
sans doute simplement parce que je ne suis pas du tout raisonnable ou
parce que tout ce qui est sain et raisonnable me répugne de manière
presque physique. Tout ce que j'ai fait dans ma vie et dont j'ai eu
honte, je l'ai fait parce que c'était raisonnable. Le raisonnable, ce
sont les affiches antialcooliques, la gestion d'État, les préservatifs
et la télévision, c'est la poésie stérile qui sert la bonne cause ;
pour l'amour du ciel, épargnez-moi le raisonnable, j'ai assez de
vitalité pour en supporter plus que n'importe qui d'autre, mais le
raisonnable me ferait mourir en moins d'une semaine de la mort la plus
triste qui soit, le raisonnable détruit en moi tout ce qui fait sens, il
m'ôte toutes mes forces, qu'elles soient érotiques, intellectuelles ou
autres. (...) Et c'est justement parce que je n'ai pas une miette de
cette vanité si respectée et honorée dans ce monde irrationnel -- (comme
il est d'ailleurs bizarre que ce monde irrationnel s'appuie sur sa
propre rationalité) que je ne sais pas m'imposer de limites, ou plus
exactement que je refuse de m'en imposer. Elles ne sont pas de mon
monde. Si je sens ton baiser, je veux un autre baiser et je me dis qu'il
doit en être ainsi. (...)
Le diable seul sait pourquoi la plupart de ceux qui s'occupent à
produire de la poésie s'imaginent qu'elle doit être utile à quelqu'un,
qu'ils en arrivent à cette absurdité d'écrire pour des gens dont ils
n'ont rien à faire et à qui ils ne payeraient même pas un petit verre de
rhum avec leurs honoraires, mais qu'ils veulent coûte que coûte
gratifier de leur production. Ce qui corrompt tout à la fois la poésie
et ceux à qui on l'inflige comme une affaire de la plus haute
importance, à qui on assène à grands coups dans la tête que cette
poésie, produite par quelqu'un avec qui ils ne supporteraient pas de
s'asseoir ne serait-ce qu'une demi-heure à la même table, que cette
poésie leur apportera des émotions imprévues et une expérience
culturelle pleine d'un bonheur épuré et raréfié.
Le moindre crétin de base qui a échappé au métier de comptable salarié
grâce à un simple concours de circonstances (...), le moindre de ces
imbéciles croit dur comme fer qu'il lui suffirait d'être aux commandes
de la société pour en faire aussitôt « le meilleur des mondes ». Qu'on
lui mette donc en main quelques kilos de littérature philosophique et
vous verrez ce qu'il en fera, de ce monde. (...)
Survivre dans ce monde, même dans les circonstances où nous avons
survécu, c'est de l'instinct de conservation pur et simple, même si cet
instinct est parfois très fort et très puissant. Mais éviter que cela ne
fasse de vous un mort-vivant, ça, c'est quelque chose dont je dois
remercier humblement le bon Dieu avec une réelle gratitude, la vie en
elle-même n'est pas un cadeau, en elle-même la vie est un enfer absolu,
mais ça c'est plus qu'un cadeau, c'est peut-être quelque chose qui ne
porte qu'un seul nom - la grâce. Et s'il est quelque chose qui me
remplit d'optimisme et d'espoir véritable (...) au sens le plus profond
du terme, tel que j'en ai besoin pour être sauvée, c'est la certitude
que cette grâce, certitude empirique apportée par le vécu, non la
certitude que nous avons reçu la grâce, mais que cette grâce existe. (
...)
Je viens de relire ce que j'ai écrit et ça m'a fait peur, mais je ne
vais plus rien ajouter en fait d'explication.(...) Nous nous aimons très
fort et nous ne sommes pas pressés, mais bordel, nous sommes aussi des
êtres humains, pas « seulement » des êtres humains avec tout ce que cela
comporte, même cette chose énorme qu'est un amour comme le nôtre, donc
nous devons peut-être veiller un peu sur lui et ne pas le traiter à la
légère comme on le ferait d'un batifolage dérisoire et insensé, tel
qu'il affecte ceux qui ne sont « que » des êtres humains. Salut, Honza.
Vladimir Holan207
Vous pouvez
Il
y a de la place en moi, plus encore : de l'espace
pour votre chagrin et pour vos blasphèmes,
et même pour votre joie... Non, rien ne vous empêche
d'entrer un jour de grand soleil
et pas seulement quand il fait de l'orage...
Ici, vous pouvez pleurer et maudire
et tout près du mystère, rire, même rire-
personne ne vous empêchera de repartir.
Moi, je suis là, et vous ne faites que passer208...
Bohuslav Reynek209
Mon Dieu, je brûle...
Mon
Dieu, je brûle de l'espoir
que les choses qui n'existent pas
adviennent
de voir le bout de la steppe dédaigneuse
où je risque mes pas en aveugle,
et de brûler :
je dormirai, comme un oiseau la joie viendra
m'ouvrir le cœur, comment - je ne sais pas,
et rageusement
tuera le serpent dedans, le monstre, le suspendra
en sang, à la branche, au plus profond humide des bois
du désespoir,
Et, sentinelle aux portes de mon âme,
adoucira de larmes les pervenches de l'attente
en chantant.
TZIGANE
Jenuz Duka210
Le toit de notre maison
Le
toit de notre maison,
C'est le grand ciel tout nu.
Notre maison est solide.
Personne ne peut la renverser.
Les fondations de notre maison
C'est un coin de terre sans rien.
Notre maison est solide
Personne ne peut la ruiner.
Les murs de notre maison
C'est le froid et ce sont les vents.
Notre maison est solide
Personne ne peut l'atteindre.
A notre maison, il y a une fenêtre
A la fenêtre, tes yeux.
Notre maison est solide
C'est le cœur tsigane.
Jean-Marie Kerwich211
Les jours simples
La
nuit s'est endormie entre mes bras.
Je ne veux point qu'on l'éveille : ce n'est qu'une enfant.
Si le feu pouvait pleurer, la pluie ne serait pas aussi belle.
Au milieu de mille imbéciles, il y a un ignorant magnifique.
Le soir, quand j'ai terminé mon repas, je sors de ma roulotte : dehors, la nuit semble m'attendre comme une mère.
En construisant les murs, on détruit le vent.
Je me dis parfois que j'aimerais être riche. Mais à quoi bon ?
Et d'ailleurs, qui garderait mes petites pensées dans ma roulotte, si je
les abandonnais pour faire fortune ?
Qu'il me plaît d'observer les arbres voyager !
Ils font escale sous chacune des étoiles.
L'ange qui boîte
La
douleur était mon professeur de lettres.
J'étais le premier des derniers, au fond de la classe.
Je me revois les bras croisés sur mon pupitre.
Sur mon cahier j'écrivais des pensées qui ressemblaient à des chemins de
blé. Chaque phrase était pareille à une feuille morte ou un caillou qui
devenait un poème --- quand je ne savais même pas ce qu'était un poème.
Mes phrases sont des petites romanichelles.
Je n'aime pas écrire.
Si j'écris, c'est parce que je n'ai pas le droit de crier.
Alors mon âme m'enseigne la douce révolte de la pensée.
Gusztav Nagy212
Métamorphose
Mon
oiseau prisonnier,
mon cheval entravé,
mon chien lié à une corde.
Je jette les yeux autour de moi,
je me vois libre,
fort,
mordant.
Ceija Stojka213
Le tournesol est la fleur...
Le
tournesol est la fleur du Rom.
Elle le nourrit, elle est la vie.
Et les femmes se parent de lui.
Il a la couleur du soleil.
Enfants, au printemps nous avons mangé ses feuilles
Jaunes délicates et à l'automne ses pépins.
Il était important pour le Rom.
Plus important que la rose,
Parce que la rose nous fait pleurer.
Le tournesol, lui, nous fait rire.
UKRAINIENNE ET COSAQUE
Dmitri Sadovnikov214
Stenka Razine
Rassemblez-vous et écoutez ce chant ancien
À propos de Stenka Razine le cosaque !
Au détour d'un méandre, au-delà de l'île
Là où s'élargit la Volga
D'élégants trois-mâts aux couleurs vives
Et multicolores fendent les eaux.
Sur le navire de tête, Stenka Razine
Grisé et d'humeur joyeuse
Est assis, passionné, avec sa princesse
Ils célèbrent leur nouvelle alliance.
Autour de lui l'équipage ronchonna
"Il nous abandonne pour cette fille
Qu'il a courtisée l'espace d'une nuit ;
Il en a perdu la tête.
Ô Volga, Volga, mère très chère
Volga, grand fleuve de Russie
Il vous reste à recevoir le présent
D'un cosaque du Don !" »
Nikolaï Touroveroff215
Nous quittions la Crimée
Nous quittions la Crimée
Au milieu du feu et de la fumée,
Depuis la poupe, en visant mal,
Je tirais sur mon cheval.
Et lui, il nageait, n'en pouvant plus,
Derrière la poupe élevée,
Ne sachant pas, ne croyant toujours pas
Que, ses derniers adieux, il me faisait.
Combien de fois, une seule sépulture,
Dans les combats, nous était destinée.
Perdant ses forces, mon coursier nageait
Toujours, croyant en ma fidélité.
Mon ordonnance ne tirait pas à côté,
L'eau avait rougie légèrement...
La côte de la Crimée s'éloignant,
Jamais, je ne pourrai l'oublier.
Lyuba Yakimchuk216
Mort de vieillesse
grand-père et mamie sont décédés
ils sont morts le même jour
à la même heure
au même moment ---
les gens disaient qu'ils sont morts de vieillesse
leur poule a trouvé la fin
ainsi que leur chèvre et leur chien
(leur chat était sorti)
et les gens ont dit qu'ils étaient morts de vieillesse
leur chalet s'est effondré
leur hangar s'est transformé en ruines
et la cave s'est couverte de terre
les gens ont dit, tout s'est effondré de vieillesse
leurs enfants sont venus enterrer le grand-père et la grand-mère
Olha était enceinte
Serhiy était ivre
et Sonya n'avait que trois ans
ils ont tous péri aussi
et les gens ont dit qu'ils étaient morts de vieillesse
le vent froid a cueilli des feuilles jaunes et enterré sous elles
le grand-père, la grand-mère, Olha, Serhiy et Sonya
qui sont tous morts de vieillesse
YIDDISH
Rivka Basman217
Un désert verdoyant...
Un
désert verdoyant
Est-il impossible ?
Je suis un désert verdoyant
Mon aridité fleurit,
Mes étoiles éteintes
M'illuminent par le regard,
Parmi les sables
Je vois des traces
Éparpillées -
Qui donc les découvrira ?
Permettez-moi de demander encore
Est-ce qu'un désert
Peut verdir ?
Il arrive parfois
Que même une abeille
Oublie son gîte et son travail
Et reste la dernière,
Sur un arbre
A cause d'un lilas en fleur,
La grande nuit ne l'effraie pas,
Qui tourbillonne avec l'ailleurs.
Alentour il n'y a personne,
Elle seulement,
Amoureuse
Jusqu'à la mort
En fleur.
Marc Chagall218
Ton appel
Je
ne sais pas si j'ai vécu. Je ne sais pas
Si je vis. Je regarde le ciel
Et je ne reconnais pas le monde.
Mon corps s'en va vers la nuit,
L'amour, les fleurs des images
D'un sens à l'autre m'appellent.
Ne laisse pas ma main privée de bougie
Quand ma chambre s'obscurcira.
Comment dans la blancheur verrai-je ton éclat ?
Ton appel comment l'entendrai-je
Quand je resterai seul sur mon lit
Quand mon corps connaîtra le silence et le froid ?
Rachel Korn219
Sur mes souliers
Je
porte à mes souliers tout l'argile bachkir
Et le sable brûlant du désert Kara-Koum,
La boue de la campagne et des bourgades russes,
La poussière gris-clair du sol d'Oyzbekistan.
Et le sang desseché des routes de Pologne,
Des ossements brûlés la cendre et la poussière.
Les yeux bandés toujours un ange me conduit
Au rivage des pleurs, de frontière en frontière.
Je ne sais pas encore où dormir cette nuit,
Ni dans quel lieu demain je trouverai asile,
Vers où je porterai, dans l'errance sans fin,
Mes souliers lourds de sang et de sable et d'argile.
Itzhak-Leibush Peretz220
Ma muse
Elle n'est point bleuet, ma muse,
Qui pousse sur les visions
Ni, voleur de baisers qui musent
Cherchant les fleurs, un papillon.
N'est point un rossignol, ma muse,
Point de trille et de mélodie,
Mais c'est une vieille commère,
Et racornie et enlaidie.
Une esseulée aux orphelins
Eparpillés de par le monde,
miséreuse, soir et matin,
Qui jure, qui crie et qui gronde !
Joseph Rolnik221
Poèmes
Dans ma querelle avec le monde
Me battant de tous les côtés,
Me voici tout seul dans ma chambre
Mais qui a tort en vérité ?
J'ai dit parfois ou je n'ai pas su dire
Ce qu'il fallait, ce qu'il ne fallait pas.
Avec tout l'univers on se déchire
Chacun poursuit, chacun se bat.
Monde, ô brave monde, j'enrage
Mais il faut bien se séparer,
Jamais je ne saurai te plaire
Ni toi me comprendre jamais.
Eliezer Steinbarg222
Le cordonnier
Petit cordonnier dans son atelier
Cloue et recloue au marteau les souliers,
et plante une pointe, et frappe, et répète.
Alors lui parle la clochette :
-Tête !
Pourquoi tintes-tu, si bête,
Toc, toc, toc et toc, toc, toc, toc...
Sonne clair ! Clair, clair, clair ! Écoute-moi,
Je vais sonner, moi, moi, moi.
Moi j'ai de l'esprit, je suis...
Tu es fille à tête vide,
Avec ta langue stupide,
Lui réplique le marteau,
Toi qui toute la journée
Dans la tête veut sonner
Mais que laisse ton écho ?
Nulle pensée, aucun chant,
Clair, clair, clair, son de néant
Et rien de plus !
Moi je frappe et travaille dur
Car l'enfant s'en va nu-pieds
Et je lui fais des souliers !
Moshe Waldman223
Sois douce pour moi
Nuit, sois douce pour moi
Comme tu l'es
Pour le moineau, pour la colombe,
Quand ils sont las tu leur donnes repos
Je te demande aussi le repos de l'oiseau.
Nuit, sois douce pour moi
Comme tu l'es
Pour l'arbre et l'herbe.
À l'heure de la nostalgie
Tu leur donnes silence
Et moi aussi je te demande
Le silence de l'herbe.
L'herbe et l'arbre
Qu'aujourd'hui le vent a bercés
Dorment calmement
Et moi j'attends
Avec ma nostalgie d'enfant
Qu'il me berce en silence.
Nuit, sois douce pour moi.
Rajzla Żychlińska224
Avril
Avril
La jeune verdure
Ne sait pas encore
Ce qu'elle désire
Comment fleurir
Rouge
Blanche
S'envoler peut-être ?
Elle s'éprend de la nuit,
De chaque étoile
Et le matin
La trouve roide,
Gelée.
Avril.
Bronislawa Wajs (Papusza)225
Terre je crois en toi
Ma
terre je suis ta fille
Ô terre, Ô forêt,
Je suis votre fille.
Bercée au son des arbres, rythmée au bruit du sol.
La rivière me transforme telle une mélodie
dans une chanson tsigane.
Je rejoins les montagnes,
dressées haut dans le ciel,
J'ai mis ma plus belle jupe,
cousue avec des fleurs,
et j'exalte, avec toutes mes forces,
cette terre polonaise, rouge et blanche !
Mais terre, tu es en larmes !
criblée par la douleur.
Mais terre, ton rêve pleure !
tel un petit tsigane
venant naître sur ta mousse.
Ô terre, pardonne moi de t'avoir blessée
par mes chansons amères,
par la souffrance tsigane.
Faisons de nous deux un seul corps,
après tout, quand je mourrai,
tu m'accueilleras !
Terre noire de la forêt,
sur toi j'ai grandi,
dans ta mousse je suis née.
Au milieu de toutes ces créatures,
qui ne cherchaient qu'à mordre
mon jeune corps.
Ô terre, tu prends dans ton sommeil,
mes larmes et mes chansons,
Ô terre, tu absorbes ma tristesse et mes joies.
Terre, je crois en toi, profondément.
Je peux mourir pour toi.
Personne ne pourra t'arracher de moi
et je ne te donnerai à personne.
-
1929-2022 trad Lionel-Édouard Martin ↩
-
Heinrich Heine : 1797 - 1856 ↩
-
Hermann Hesse : 1877 - 1962 ↩
-
Johann Wolfgang von Goethe : 1749 - 1832 ↩
-
1943- ↩
-
Thomas Bernhard : 1931 - 1989 ↩
-
Trad Suzanne Hommel ↩
-
Hugo von Hofmannsthal : 1874 - 1929 ↩
-
Christine Lavant : 1915 - 1973 ↩
-
Trad Christine et Nils Gascuel ↩
-
Trad Henri Plard. ↩
-
Rainer Maria Rilke : 1875 - 1926 ↩
-
Dritëro Agolli : 1931 - 2017 ↩
-
Ismaïl Kadaré : 1936 - 2024 ↩
-
Damian Damianov : 1935 - 1999 ↩
-
Trad Vera Boutchkova ↩
-
Blaga Dimitrova : 1922 - 2003 ↩
-
Trad V. Ionova ↩
-
Dobri Jotev : 1921 - 1998 ↩
-
Christo Smirnenski : 1898 - 1923 ↩
-
Trad Vera Boutchkova ↩
-
Sibila Petlevski : 1964 - - ↩
-
Kotcho Ratsin : 1908 - 1943 ↩
-
Matija Bećković : 1939 - - ↩
-
Dejan Stojanović : 1959 - - ↩
-
Tudor Arghezi : 1880 - 1967 ↩
-
Trad Valeriu Raut ↩
-
Lucian Blaga : 1895 - 1961 ↩
-
Ana Blandiana : 1942 - - ↩
-
Nichita Stănescu : 1933 - 1983 ↩
-
Traduit du roumain par Constantin Crisan ↩
-
Vojislav Despotov : 1952 - 2000 ↩
-
Trad Boris Lazić ↩
-
Radmila Lazic : 1949 - - ↩
-
Trad Charles Simic ↩
-
Doris Kareva : 1958 - - ↩
-
Trad Jean-Luc Moreau ↩
-
Jan Kaus : 1971 - - ↩
-
Trad Antoine Chalvin ↩
-
Véronika Kivisilla : 1978 - - ↩
-
Trad Antoine Chalvin ↩
-
Igor Kotjuh : 1978 - - ↩
-
Trad Antoine Chalvin ↩
-
Gunar Salins : 1924 - 2010 ↩
-
Justinas Marcinkevičius : 1937 - 2011 ↩
-
Trad Biruté Ciplijauskaité et Nicole Laurent-Catrice ↩
-
Saloméja Néris : 1904 - 1945 ↩
-
Mustafa Stitou : 1974 - - ↩
-
Trad David Colmer ↩
-
Constant Burniaux : 1892 - 1975 ↩
-
Maurice Maeterlinck : 1862 - 1949 ↩
-
Henri Michaux : 1899 - 1984 ↩
-
Odilon-Jean Périer : 1900 - 1928 ↩
-
Émile Verhaeren : 1855 - 1916 ↩
-
Valiaryna Kustava : 1985 - - ↩
-
Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich ↩
-
Valzhyna Mort : 1981 - - ↩
-
Ales Stiapanovitch Razanaù : 1947 - 2021 ↩
-
Anatol Sys : 1959 - 2005 ↩
-
Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich ↩
-
Victar Zhybul : 1978 - -J7051962 ↩
-
Trad Dolors Català et Yauheniya Yakubovich ↩
-
1907-1973 trad Jean Lambert ↩
-
1906-1984 ↩
-
William Blake : 1757 - 1827 ↩
-
Trad Antonio Restrepo ↩
-
Emily Brontë : 1818 - 1848 ↩
-
Lord Byron : 1788 - 1824 ↩
-
1945- ↩
-
John Donne : 1572 - 1631 ↩
-
Trad Robert Ellrodt ↩
-
1944- née à Cuba puis Chili, USA et Angleterre ↩
-
John Keats : 1795 - 1821 ↩
-
Rudyard Kipling : 1865 - 1936 ↩
-
Edward Lear : 1812-1888 ↩
-
William Cosmo Monkhouse (1840-1901) ↩
-
anonyme ↩
-
1907-1963 ↩
-
John Milton : 1608 -- 1674 poète aveugle ↩
-
Katherine Philips : 1631 - 1664 ↩
-
William Shakespeare : 1564 - 1616 ↩
-
William Wordsworth : 1770 - 1850 ↩
-
Robert Burns : 1759 - 1796 ↩
-
Walter Scott : 1771 - 1832 ↩
-
Gillian Clarke : 1937- ↩
-
William Henry Davies : 1871-1940 ↩
-
Dylan Thomas : 1914-1953 ↩
-
Trad Lionel Edouard Martin ↩
-
Ronald Stuart Thomas : 1913-2000 ↩
-
Samuel Beckett : 1906 - 1989 ↩
-
James Joyce : 1882 - 1941 ↩
-
John Montague : 1929 - 2016 ↩
-
Thomas Moore : 1779 - 1852 ↩
-
Trad Marie-Laure Coulmin Koutsaftis ↩
-
Jonathan Swift : 1667 - 1745 ↩
-
William Butler Yeats : 1865 - 1939 ↩
-
Trad Dominique Grandmont ↩
-
1902-1999 ↩
-
Gustavo Adolfo Becquer : 1836 - 1870 ↩
-
Rosalia de Castro : 1837 - 1885 ↩
-
Federico Garcia Lorca : 1898 - 1936 ↩
-
1875-1939 ↩
-
Jean de la Croix : 1542 - 1591 ↩
-
Francisco de Quevedo : 1580 - 1645 ↩
-
1939-2003 ↩
-
Gabriel Aresti : 1933 - 1975 ↩
-
Trad Jean Haritschelhar / Mattin Larzabal ↩
-
Iratzeder : 1920 - 2008 ↩
-
Bernat Etxepare : Vers 1545 - - ↩
-
Xavier Grall : 1930 - 1981 ↩
-
Paol Keineg : 1944 - - ↩
-
Daniel Morvan : 1959 - - ↩
-
Francisco Micheli Durazz : 1956 - - ↩
-
Ghjacurnu Fusina : 1940 - - ↩
-
Sonia Moretti : 1976 - - ↩
-
Ghjacumu Thiers : 1945 - - ↩
-
Gemma Gorga : 1968 - - ↩
-
Joan Vinyoli : 1914 - 1984 ↩
-
Paul Arène : 1843 - 1896 ↩
-
Théodore Aubanel : 1829 - 1886 ↩
-
Frédéric Mistral : 1830 - 1914 ↩
-
Anacréon : -550 av JC - -444 av JC ↩
-
Ésope : Vers -620 av JC - -564 av JC ↩
-
Homère : VIIIè siècle av JC - VIIIè siècle av JC ↩
-
Méléagre de Gadara : -140 av JC- -60 ↩
-
Orphée : mythique - ↩
-
Paul de Tarse : Vers -5 av JC - 67 ou 58 ↩
-
Sappho : Vers -630 av JC - nc ↩
-
Constantin Cavafy : 1863 - 1933 ↩
-
Odysseus Elytis : 1911 - 1996 ↩
-
Titos Patrikios : 1928 - - ↩
-
Hanny Michaelis : 1922 - 2007 ↩
-
Riekus Waskowski : 1914 - 1984 ↩
-
Endre Ady : 1877 - 1919 ↩
-
Janos Arany : 1817 - 1882 ↩
-
Attila József : 1905 - 1937 ↩
-
Sandor Kanyadi : 1929 - 2018 ↩
-
Sándor Weöres : 1913 - 1989 ↩
-
1975- Trad Gabriel Grossi ↩
-
Dante Alighieri : 1265 - 1321 ↩
-
François d'Assise : 1181 - 1226 ↩
-
Giacomo Leopardi : 1798 - 1837 ↩
-
1957- Trad Francis Catalano ↩
-
Michelangelo Buonarroti : 1475 - 1564 ↩
-
Pier Paolo Pasolini : 1922-1975 ↩
-
Trad René de Ceccatty ↩
-
Francesco Pétrarque : 1304 - 1374 ↩
-
Luigi Pirandello : 1867 - 1936 ↩
-
Umberto Saba : 1883 - 1957 ↩
-
Catulle : -84 av JC - -54 av JC ↩
-
Horace : -65 av JC - -8 av JC ↩
-
Martial :. 40 - 104 ↩
-
Adam Mickiewicz : 1798 - 1855 ↩
-
Czeslaw Milosz : 1911 - 2004 ↩
-
Cyprian-Kamil Norwid : 1821 - 1883 ↩
-
Wyslawa Szymborska : 1923 - 2012 ↩
-
Eugenio de Andréade 1923-2005 ↩
-
Trad Michel Chandeigne ↩
-
Luis de Camoès : 1525 -- 1580 ↩
-
Gastão Cruz Trad Michelle Giudicelli ↩
-
Fernando Pessoa : 1888 - 1935 ↩
-
1924-2013 ↩
-
Anna Akhmatova : 1889 -- 1966 ↩
-
Joseph Brodsky : 1940 - 1996 ↩
-
Maxime Gorki : 1868 - 1936 ↩
-
Mikhaïl Lermontov : 1814 - 1841 ↩
-
Ossip Mandelstam : 1891 - 1938 ↩
-
Jacques Polonski : 1819 - 1898 ↩
-
Alexandre Pouchkine : 1799 - 1837 ↩
-
Remundo Piras : 1905 - 1978 ↩
-
Hans Christian Andersen : 1805 - 1875 ↩
-
Herman Bang : 1857 - 1912 ↩
-
Steen Steensen Blicher : 1782 - 1848 ↩
-
Uuno Kailas : 1901 - 1933 ↩
-
Eino Leino : 1878 - 1926 ↩
-
Johan Ludvig Runeberg : 1804 - 1877 ↩
-
Matthías Johannessen : 1930 - 2024 ↩
-
Ivar Aasen : 1813 - 1896 ↩
-
Olaf Aukrust : 1883 - 1929 ↩
-
Bjørnstjerne Bjørnson : 1832 - 1910 ↩
-
Inger Hagerup : 1905 - 1985 ↩
-
Olav Håkonson Hauge : 1908 - 1994 ↩
-
Henrik Ibsen : 1828 - 1906 ↩
-
Arnulf Øverland : 1889 - 1968 ↩
-
Henrik Wergeland : 1808 - 1845 ↩
-
Stig Dagerman : 1923 - 1954 ↩
-
Vilhelm Ekelund : 1880 - 1949 ↩
-
Gustav Fröding : 1860 - 1911 ↩
-
Pär Lagerkvist : 1891 - 1974 ↩
-
Harry Martinson : 1904 - 1978 ↩
-
Carl Snoilsky : 1841 - 1903 ↩
-
August Strindberg : 1849 - 1912 ↩
-
Tomas Tranströmer : 1931 - 2015 ↩
-
Robert Gal : 1968 - - ↩
-
Jozef Urban : 1964 - 1999 ↩
-
Henri-Frédéric Amiel : 1821 - 1881 ↩
-
Blaise Cendrars : 1887 - 1961 ↩
-
Albert Cohen : 1895 - 1981 ↩
-
Friedrich Durrenmatt : 1921 - 1954 ↩
-
Markus Hediger : 1959 - - ↩
-
Hermann Hesse : 1877 - 1962 ↩
-
Narcisse : 1967 - - ↩
-
Édouard Tavan : 1842 - 1919 ↩
-
Robert Walser : 1878 - 1956 ↩
-
Frantisek Ladislav Celakovski : 1799 - 1852 ↩
-
Jana Cerna : 1928 - 1981 ↩
-
Vladimir Holan : 1905 - 1980 ↩
-
1878-1956 Trad Jacques Outin ↩
-
Bohuslav Reynek : 1892 - 1971 ↩
-
Jenuz Duka : Vers 1970 - - ↩
-
Jean-Marie Kerwich : 1952 - - ↩
-
Gusztav Nagy : 1953 - - ↩
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Ceija Stojka : 1933 - ↩
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Dmitri Sadovnikov : 1847 - 1883 ↩
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Nikolaï Touroveroff : 1899 - 1972 ↩
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Lyuba Yakimchuk : 1985 - - ↩
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Rivka Basman : 1925 - 2023 ↩
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Marc Chagall : 1887 - 1985 ↩
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Rachel Korn : 1898 - 1982 ↩
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Itzhak-Leibush Peretz : 1852 - 1915 ↩
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Joseph Rolnik : 1879 - 1955 ↩
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Eliezer Steinbarg : 1880 - 1932 ↩
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Moshe Waldman : 1911 - 1996 ↩
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Rajzla Żychlińska : 1910 - 1983 ↩
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1908-1987 ↩